Apocalypse et adultère

Il s’est avéré, d’après des rapports initialement tenus secrets, que, dans les jours qui suivirent les attentats du 11 septembre, plusieurs personnes – essentiellement des hommes – auraient disparu sans laisser de trace, profitant de l’incommensurable chaos pour se volatiliser et changer de vie. Le dramaturge américain Neil LaBute s’est inspiré de cet ahurissant scénario pour imaginer sa pièce “The Mercy Seat”. Celle-ci fut créée à New York en décembre 2002, un an seulement après la tragédie, dans une mise en scène de l’auteur, avec pour interprètes Sigourney Weaver et Liev Schreiber.

En France, elle fut montée en 2003 au Théâtre de l’Athénée sous le titre “Septembre blanc” dans une traduction de Bernard Hœpffner et une mise en scène de Claude Baqué, avec Xavier Gallais et Simona Maicanescu. Elle se joue actuellement au Théâtre Les Déchargeurs sous le titre “Providence” dans une nouvelle adaptation de Pierre Laville qui signe également la mise en scène, avec de nouveau Xavier Gallais accompagné cette fois-ci de Marie-Christine Letort.

Il fallait oser : imaginer la pleutrerie la plus vile dans cette situation apocalyptique qu’engendrèrent les attentats du 11 septembre. Le sujet, pour le moins original et on ne peut plus dérangeant, instaure d’emblée un climat de malaise qui persiste tout au long du spectacle.
De quoi s’agit-il exactement ? Le 11 septembre 2001 à New York, Ben Harcourt et Abby Prescott ont échappé miraculeusement aux attentats perpétrés contre les Twin Towers. La chance était avec eux ce jour-là, une chance monstrueuse peu encline à la morale. Sauvés par le péché de chair ! En toute logique, Ben aurait dû se rendre à une réunion dans l’une des deux tours mais, au lieu de cela, il se trouvait chez Abby, sa maîtresse depuis trois ans et également sa supérieure hiérarchique. Ayant laissé sa femme et ses filles sans nouvelles, ne répondant pas à leurs appels incessants, il propose alors à Abby de profiter du chaos ambiant pour disparaître et recommencer une nouvelle vie ailleurs ensemble…

Dans la petite salle des Déchargeurs, une projection de gratte-ciels apparaît sur le rideau rouge fermé. Puis retentit une sonnerie stridente de téléphone qui semble ne jamais devoir s’arrêter. Le rideau s’ouvre alors sur un salon dans lequel pénètre une fumée opaque en même temps qu’une femme élégante d’une cinquantaine d’années. Dans la pièce, un canapé pour tout meuble – un tapis rouge complète ce décor on ne peut plus sobre – sur lequel est avachi un homme débrayé. Au premier abord, ce pourrait être un couple illégitime, comme tant d’autres. La tension est cependant palpable. On se croirait chez Pinter, le whisky en moins. Commence alors une joute verbale qui laisserait à penser que tout se passe dans les non-dits. En effet, ces deux-là semblent plus régler leurs comptes, dans un rapport de forces des plus tendus, que s’aimer et vouloir fuir de concert. Croient-ils d’ailleurs eux-mêmes à ce plan machiavélique, à cette hypothétique escapade ? En ont-ils seulement envie ? Préoccupés par leur petite personne, réalisent-ils au moins l’ampleur du drame que vit alors l’Amérique ? Autant de questions, et bien d’autres, que nous nous posons en tentant de les suivre dans leurs atermoiements.

Neil LaBute nous offre, à travers cette situation malsaine à l’extrême, non pas une fable qui pourrait s’avérer purement immorale, mais une vision brutale de la société américaine. Les deux interprètes sont en tout point épatants. Marie-Christine Letort, sans tomber dans la caricature, est une wonderwoman carriériste, mais aussi une femme sensible que les circonstances obligent soudain à faire le point sur sa liaison amoureuse. Son jeu est souvent poignant. Xavier Gallais, à la mise totalement négligée, et dans un rôle où on ne l’attendait pas, est veule à souhait. D’un cynisme et d’une lâcheté apparemment sans limite, son personnage est on ne peut plus repoussant. Dans un pantalon mal ajusté, la chemise et la cravate défaites, le tricot de corps dont on aperçoit l’encolure, pas rasé, il est tout sauf séduisant. A se demander comment Abby a pu un jour être attirée par lui. Ses accès de violence sont terrifiants. Ils nous donnent froid dans le dos. Alors qu’il pourrait nous faire croire à l’incarnation du mal absolu, à un être sans foi ni loi, il s’avère, au bout du compte, simplement pleutre et méprisable, petit.

Si “Providence” parle finalement plus de la lâcheté humaine que des événements funestes de l’époque, si la pièce semble dériver de son centre dans un dénouement surprenant, elle vaut néanmoins le détour, ne serait-ce que pour ses deux merveilleux comédiens. Nous ne pouvons que vous encourager à aller les voir au plus vite. Il reste encore quelques dates aux Déchargeurs avant que la pièce, nous l’espérons, ne soit reprise dans d’autres lieux.

Isabelle Fauvel

“Providence” de Neil LaBute, adaptation et mise en scène de Pierre Laville, avec Marie-Christine Letort et Xavier Gallais, au Théâtre Les Déchargeurs du mardi au samedi à 21h30, jusqu’au 12 mai.

« Providence ». Photo: Ifou pour le pôle médias

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Une réponse à Apocalypse et adultère

  1. philippe person dit :

    J’avais vu Septembre blanc, j’ai « re-« vu Providence. Je trouve que la pièce a beaucoup perdu de sa force avec l’éloignement des événements et leur banalisation.
    C’est un peu ce qui arrive à l’auteur…. Neil LaBute a commencé par des films superbes (je vous recommande « En compagnie des hommes »), il patine désormais dans la comédie ronronnante (« Dirty Week-End »).
    Bref, je n’ai pas du tout votre enthousiasme. Votre article dit les intentions, pas ce qui est rendu sur scène. Enfin, c’est mon avis (voir mon propre article sur Froggy). Je trouve que Neil LaBute est un sous-Mamet et que Laville, spécialiste de l’auteur de Glengarry Glen Ross, essaie de le hisser vainement à son niveau…

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