Le cas doit être à peu près unique dans l’histoire de la littérature. Imaginez un auteur ayant publié en 1961 un roman devenu un succès mondial décidant, cinquante quatre ans plus tard, à l’âge de quatre-vingt-six ans, de ressusciter ses personnages et de nous proposer une nouvelle version de leurs aventures! Ainsi John le Carré vient-il de publier un nouveau chef d’œuvre de subtilité et d’ambigüité intitulé «L’héritage des espions» (A Legacy of Spies), reprenant l’intrigue de «L’espion qui venait du froid» (The spy who came in from cold).
Visiblement, ce grand auteur n’a pas cessé de se poser les questions soulevées dans son œuvre à partir des aventures de cet espion qui venait du froid. Il s’en est expliqué une première fois lors de la réédition de 2013, dans une préface intitulée «Cinquante ans plus tard», que j’ai évoquée dans ma critique de son autobiographie «Le tunnel aux pigeons», parue en 2016 («Le tunnel aux pigeons- Histoires de ma vie : quand John le Carré se raconte», 9 novembre 2016).
Dans cette préface, il tentait de mettre fin au malentendu qui dure depuis la publication des aventures de ce fameux espion anglais Alec Leamas, la plupart des lecteurs de par le monde étant persuadés qu’il leur livrait les vrais secrets de la guerre froide, alors qu’il faisait œuvre d’écrivain, comme la suite allait le montrer. Nous allions suivre de livre en livre, notamment dans la trilogie de Karla, ce qui se passait au sein du «Cirque», comme Le Carré avait baptisé les services secrets britanniques, tout simplement parce qu’il les avait situés près de Cambridge Circus à Londres. Là régnait depuis la fin de la dernière guerre mondiale toute une série de personnages hors du commun, tels le boss ultra mystérieux Control, le bedonnant George Smiley, un des plus formidables maître du contre-espionnage de tous les temps, son très fidèle bras droit Peter Guillam, et autres.
Si le public a confondu ces personnages avec de vrais espions, tout le talent en revient à John Le Carré, alias David Cornwell dans le civil, qui sait créer en quelques mots ou deux lignes à peine des créatures inoubliables, nous faire entrer dans leur peau et déambuler avec eux dans les rues du Berlin-Est le plus glauque comme au fin fond des bouges de Bangkok. Venant de relire pour la troisième fois au moins «L’espion qui venait du froid» et deux fois déjà «L’héritage des espions», pour en comparer l’intrigue, j’ai redécouvert ces livres chaque fois comme si je ne les avais jamais lus, rivée à chaque mot, bien consciente que je ne les épuiserai jamais, tant la subtilité de l’auteur laisse d’espace à notre imagination et à la soit disant réalité. John le Carré alias David Cornwell étant quelqu’un qui pratique l’ellipse et pose des questions sans jamais épuiser les réponses, ce qui explique qu’il puisse nous proposer aujourd’hui une toute nouvelle version de l’un de ses livres écrit plus d’un demi siècle plus tôt. D’ailleurs son héros (sans parler de lui-même) n’a cessé de se poser les mêmes questions depuis tout ce temps là.
Au début du roman, nous retrouvons Peter Guillam, ancien disciple et bras droit du formidable George (dont il n’a plus de nouvelles depuis des années), coulant une paisible retraite dans la ferme héritée de sa mère française, «une longère du XIX° siècle en granit très banale» dotée de cinquante hectares, dans la famille depuis cinq générations, située près du village breton Deux-Églises. Rappelez-vous : dans le superbe film de Thomas Alfredson sorti en France en 2011, «La taupe», dans lequel George Smiley va enfin démasquer le traître qui pourrit le Service depuis trente ans (comme dans le livre), Peter Guillam est interprété par le seul et unique Benedict Cumberbatch, mondialement célèbre depuis son incarnation télévisée de «Sherlock».
Le revoilà donc, quarante trois ans plus tard, ce Peter mi-français devenu le gentleman fermier Pierre, senior à «la tête chenue», recevant un beau jour une lettre ex abrupto, c’est le moins qu’on puisse dire. Le récit est à la première personne, c’est lui qui nous raconte. Cette lettre le convoque à Londres «le plus vite possible» au sujet d’une affaire dans laquelle il semble «avoir joué un rôle important il y a un certain nombre d’années». Ses (chiches) défraiements sont précisés, ainsi qu’une allusion à un certain «alinéa 14» de son accord de fin de contrat. Pierre ex Peter nous précise que cet alinéa est une allusion à son «obligation à vie de répondre aux convocations que le Cirque jugera nécessaires», formulée de façon à lui dire «n’oubliez pas qui vous verse votre retraite».
A Londres, dans les actuels locaux en béton ultra sécurisés et ultra modernisés du Service, Peter-Pierre Guillam est accueilli par Bunny et Laura, juriste et historienne du Service très retors, bretelles pour l’un, baskets pour l’autre. Les deux jeunes voudraient des détails sur l’opération Windfall, mais hélas, vu son âge, ce nom ne dit plus rien à l’ancien à la tête chenue. C’est alors que l’auteur place son héros dans une position que nous, ses lecteurs, connaissons bien : il est soumis à un interrogatoire par de redoutables adversaires, qui veulent lui arracher une vérité (ou certains aspects de la vérité) qu’il est décidé à préserver à tout prix. Mais Peter retrouve à l’instant tous ses réflexes d’ancien espion, car bien entendu, l’opération Windfall, dans laquelle il joué un grand rôle, est celle de «L’espion qui venait du froid», qui s’est soldée, on s’en souvient, par la double mort, au pied du mur de Berlin, du très précieux agent vétéran Alec Leamas et de sa maîtresse, la jeune Elizabeth Gold. Le fiasco complet, magnifiquement filmé en 1965 par Martin Ritt avec Richard Burton en Leamas.
Or Bunny et Laura vont expliquer à leur «adversaire» que le fils d’Alec et la fille d’Elizabeth ont fait alliance pour convoquer une commission parlementaire et aller éventuellement devant la justice. Ils veulent savoir comment un tel fiasco a été possible, demandent des comptes aux anciens, menacent la réputation du Service actuel. A-t-on délibérément sacrifié la vie de leur père et mère au nom de l’anti communisme d’alors et du gouvernement britannique ?
Une question qui hante toute l’œuvre de John le Carré, bien sûr, sur le bien fondé des services de renseignement comme métaphore de notre monde actuel.
Peu à peu, nous allons découvrir dans «L’héritage des espions» ce qui nous a été caché dans «L’espion qui venait du froid , comme dans les meilleurs exemples de «mensonge par omission» qui président au classique polar. On ne nous ment pas, mais on ne nous dit pas tout, voire «Qui a tué Roger Akroyd ?» d’Agatha Christie, un des plus fameux exemples du genre.
Bien entendu, ces révélations, qui nous tiennent passionnément en haleine, jusqu’à la réapparition très tardive du grand George en personne, ne sont qu’une des vérités possibles. David Cornwell sachant trop bien que la folie des hommes et des situations ne peut pas s’épuiser.
Lise Bloch-Morhange
« L’héritage des espions » traduit de l’anglais par Isabelle Perrin, éditions du Seuil, 320 pages, 22 €
Lise, après avoir lu votre article, je vais me précipiter chez mon libraire .
Merci. Je l’ai partagé sur Facebook .