Point de départ pour le bloc

Cela ressemblerait presque à un arrêt de bus avec les quatre sièges alignés afin de patienter. Mais la comparaison s’arrête là. Depuis un certain temps, c’est assez surprenant et paraît-il apprécié des patients, on peut se rendre au bloc opératoire comme un grand. En tenue idoine le sujet attend un agent hospitalier qui l’accompagnera dans la salle où à la lumière d’un scialytique, il livrera son corps aux mains d’un chirurgien. Cette initiative déconcertante a même fait l’objet d’un jargon technocratique. Cela s’appelle le « virage inclusif » soit l’incitation à faire les choses soi-même, qu’un certain Jacques Borrel avait théorisé dans les années soixante sur les autoroutes avec les premiers self-service.

Psychologiquement, le confort du malade s’en trouve accru. Prenant une partie de son aventure en mains, il se stérilise lui-même dans sa chambre avec des produits ad hoc, enfile une blouse, des chaussettes antidérapantes et se coiffe enfin d’un informe chapeau bleu-vert (ce serait plus hic avec un Borsalino ou pour les femmes façon reine d’Angleterre). Maîtrisant autant que possible ses genoux (ou ses dents) qui s’entrechoquent tout au long du parcours, l’homo-inclusif prend alors l’ascenseur jusque dans l’anti-chambre du bloc opératoire. Puis il grimpe lui-même sur la table où doit se dérouler l’opération. Dernier acte dépendant de sa volonté, le personnel intervenant lui propose de maintenir lui-même sur son visage le masque qui lui diffusera soit de l’oxygène soit un mélange gazeux destiné à le détendre plus connu sous le nom de MEOPA. Un produit qui a des effets hilarants si l’on en abuse, mais en général, l’anesthésiste ne lui laisse pas le temps de rigoler. Le bloc n’est pas un music-hall. Ce que l’affiche punaisée sur le mur du « point de départ pour le bloc » ne précise pas, c’est que cette méthode résout par ailleurs l’épineux problème des brancardiers dont la disponibilité n’était pas toujours optimale. Encore que le système est facultatif on peut toujours choisir de se faire brancarder à l’ancienne. Cela peut-être aussi le choix du médecin de se faire apporter le malade comme un chariot à pâtisseries.

C’est donc intéressant parce que c’est une tendance laissant accroire à plus de liberté et il est désormais possible d’imaginer toutes les possibilités de cette mode du « participatif », le mot figurant pleinement dans la notice explicative de l’hôpital. La peine de mort est heureusement abolie depuis maintenant près de quarante ans mais on peut quand même imaginer le condamné mettant consciencieusement son réveil à quatre heures, buvant son dernier verre, fumant sa dernière cigarette avant d’aller saluer le bourreau et se soumettre au hachoir mécanique dont on peut espérer qu’il ne quittera plus le musée où il rumine son bannissement. Cela fait longtemps qu’insidieusement, le consommateur a été amené à faire les choses lui-même afin d’enrichir des gens malins. Quand il fait ses courses au supermarché, il accomplit sans le savoir un travail que faisait autrefois l’épicier de quartier. Et plus encore lorsqu’il passe aux caisses automatiques lesquelles détruisent progressivement un emploi qui avait le mérite d’exister. Prendre de l’essence, laver sa voiture soi-même sont des actes finalement assez pervers où le consommateur travaille à la place d’un autre, gratuitement, mais au bénéfice d’un tiers. C’est comme ça au passage que Paris a inventé le « nettoyage participatif » afin de devenir « ambassadrice ou ambassadeur de la propreté » et surtout pallier sans frais l’incurie de la municipalité dans ce domaine. La dernière journée de dupes de la capitale a eu lieu le 9 juin.

Au mois de février dernier, Charlie Hebdo avait brocardé avec talent le virage inclusif de l’hôpital, modernité aidant. Dans un éditorial, Yann Diener écrivait ceci: « On va tout simplement déguiser en progrès technologique la pénurie de personnel soignant », grâce aux robots, drones et autres artefacts équipés d’intelligence artificielle. Et que progressivement tout ce qui serait fait à la maison serait autant de gagné pour la collectivité. Les dessinateurs de l’hebdomadaire s’étaient joyeusement déchaînés avec l’accouchement par soi-même, la maison de retraite dématérialisée ou encore la mise en bière du grand-père avec l’application « j’incinère-pépé-à-la-maison ». Le tout étant de bien emballer chaque nouvelle affaire avec les éléments de langage appropriés. Et ça passe.

 

PHB

Dessins parus dans le numéro 1334 de Charlie Hebdo

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5 réponses à Point de départ pour le bloc

  1. Cousinage avec les ready-made en art contemporain…

  2. Yves Brocard dit :

    Juste un petit rectificatif, ou je me trompe : La peine de mort n’est pas heureusement prescrite depuis quarante ans, elle est je crois proscrite, ou mieux abolie.

  3. Marie-Hélène Fauveau dit :

    oui le brancardage individuel permet aussi de voir les « cuisines » de la salle d’opération : seule consolation quand on expérimente ce dispositif c’est que l’on n’est pas très malade…

  4. Caroline dit :

    Ce qui se passe quand on est très très malade, c’est ce qui nous est décrit par le menu et par Philippe Lançon, dans son passionnant livre, Le flambeau, déjà chroniqué par Les Soirées de Paris… Merci à elles de me l’avoir signalé.

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