Une photo pour ressusciter un impossible amour

De nombreuses photos de presse ont, à travers les guerres, les grandes manifestations, mais aussi des événements plus intimes, transformé un visage anonyme en symbole, en une célébrité non souhaitée mais devenue universelle. La rencontre entre un regard, un geste, une posture et un objectif a suffi. D’un concours de circonstances, dont parfois, même le photographe n’a pas perçu la force instantanée, est sortie une image pour la grande Histoire. La photo qui a fait naître « Celui qui disait non », le récit-roman d’Adeline Baldacchino, est restée plusieurs décennies dans la discrétion des archives de presse de la Seconde guerre mondiale avant de transformer August Landmesser en héros. Un héros modeste à bien des points de vue. Le sien sans doute en premier lieu. Mais plus de 50 ans après sa mort, la curiosité d’un journaliste du Süddeutsche Zeitung a ressuscité August et, avec lui, son impossible amour avec Irma.

La photo montre un groupe d’ouvriers, sur un quai du chantier naval de Hambourg, saluant d’une même main levée Hitler et Goebbels, venus assister, le 13 juin 1936, au baptême du trois-mâts Horst Wessel. Toutes ces mains levées ont longtemps éclipsé le grand blond costaud qui, ostensiblement, croise les bras. Une petite rébellion, à l’échelle d’un individu pourtant membre depuis trois ans du parti nazi, qui, semble-t-il, mettra fort longtemps à causer sa perte et encore, seulement de façon indirecte.

Une petite rébellion qui, en 1991, lorsque le Süddeutsche Zeitung publie la photo à la recherche d’informations sur cet ouvrier permettra aux deux filles d’August – devenues des dames d’un certain âge – d’identifier leur père et de reconstituer le récit d’une histoire familiale, vraisemblablement banale dans l’Allemagne nazie et les décennies suivantes, à ceci près que celle-ci se découvrait soudain un point de départ photographique.

Quelques années plus tard, Adeline Baldacchino s’est emparée de la vie d’August et des quelques années de bonheur que lui a offertes Irma avant de les faire plonger tous deux dans l’horreur de l’Histoire. August est un bel Aryen comme le nazisme en rêve. Irma est une belle juive brune que le nazisme va vouer aux gémonies : son amour avec August éclipsant un baptême protestant tardif. Jamais Irma n’aurait dû souiller la race aryenne en mettant au monde deux filles dont l’aryanité est pervertie.

L’auteur de ce récit va «donner de la chair aux faits». Elle le dit : d’August et d’Irma, on ne sait pas grand chose. Des documents administratifs attestent d’arrestations, d’emplois et de décès. Des souvenirs imprécis et reconstitués collectés par leur fille cadette vont compléter d’un peu d’humanité le chemin tragique de l’amour d’August et Irma. Donc Adeline Baldacchino, à partir de ce que l’on sait d’August et Irma, va imaginer un bonheur, des rencontres, des baisers, des paroles puis des séparations, des blessures, des déchirements. Elle va aussi «accompagner» Irma dans les camps de concentration et August sur le front de l’Est. Elle va leur prêter des pensées et des mots. Ce qui ne va pas sans susciter un certain malaise à la lecture.

Adeline Baldacchino glisse ainsi du récit au roman. Elle fait aussi le chemin inverse en mêlant aux sentiments de ces héros la description terrifiante de la réalité des camps parce qu’elle a, à l’évidence, fait des recherches sur ses deux personnages mais aussi sur l’histoire du régime nazi et de ses atrocités. Ce positionnement ambigu de bonne élève dérange d’autant plus que l’auteur n’hésite pas à s’immiscer dans les lignes : le «je» est très présent et pas seulement pour expliquer la démarche qui l’a conduite à se lancer dans ce projet. Elle n’hésite pas à non plus à user de quelques coquetteries poétiques incongrues.

Ca peut être agaçant parfois mais pas assez pour refuser les questions que suscite cette lecture. Plus qu’un héros et un rebelle, August était en fait un homme amoureux, tellement amoureux qu’il aurait refusé de voir que, en s’obstinant à rendre visite à Irma et ses filles, il aller susciter leur perte à tous. Et pourtant. La littérature a beau regorger d’amours contrariées par l’Histoire, celle-ci gagne une force réelle dans la genèse de sa reconstitution posthume. Une histoire d’amour patiemment tissée du fil fragile d’une photo qui aurait pu rester dans l’oubli.

Marie J

« Celui qui disait non ». Adeline Baldacchino. Fayard. 264 pages.

 

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Une réponse à Une photo pour ressusciter un impossible amour

  1. philippe person dit :

    Merci Marie J pour m’avoir fait connaître cette photo. Je ne sais pas si j’ai envie de lire le livre « romancé »sur cet homme… Mais je pense très fort à lui ce matin…
    Dommage qu’il ait mis trois ans à comprendre. Dommage que les autres qui lèvent le bras vont tous, la guerre totale aidant, finir par le baisser… bien plus tard…
    Je passe mon temps à dire aux gens qu’ils sont responsables de leurs actes électoraux…Quand on voit qu’avec aussi peu d’adhésion, Macron peut venir à bout des acquis sociaux, on craint le pire quand d’autres le remplaceront…
    C’est courageux d’être un déçu du nazisme en 1936… Mais rappelons que les deux-tiers des Allemands n’avaient pas voté H en 1933 et qu’en 1936 la plupart des militants communistes et socialistes allemands étaient déjà en train d’expérimenter la vie concentrationnaire… payant ainsi leur incapacité à s’allier au bon moment contre les bras tendus…

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