Les si belles voix de la relève

La fin de la saison lyrique parisienne nous a apporté la confirmation que les belles voix assurent la relève, et sur plusieurs générations. Notre baryton héroïque Ludovic Tézier, né à Marseille, vient enfin, à cinquante ans, de fouler la scène de l’opéra Bastille dans un rôle titre verdien, celui de « Simon Boccanegra », le corsaire génois devenu doge malgré lui par la volonté des plébéiens, c’est-à-dire du peuple.
Bien entendu notre plus grand baryton verdien (ci-contre) est un familier de Bastille, et les fans se souviennent de lui aussi bien dans le rôle du père Giorgio Germont dans « La Traviata » de Verdi (où il lui est arrivé d’être ovationné) que dans celui d’Albert dans « Werther » de Massenet dans la production de 2010 qui révéla Jonas Kaufmann au public français. Et dans le « Don Carlos » de Verdi en 2017, où il se retrouvait face à un Jonas superstar, je l’ai vu acclamé par le public lors de sa mort, je veux dire celle de Rodrigo, marquis de Posa, qu’il interprétait en se traînant à terre. Il est vrai que le public parisien, quand il veut, s’y connaît en belles voix…
Le voilà donc franchissant une nouvelle étape avec « Simon Boccanegra » où pour une fois le baryton a le rôle principal, généralement réservé au ténor. Il faut dire qu’il s’agit d’une sombre histoire où les sentiments et les intrigues les plus variés sont étroitement mêlés, une sombre histoire qui n’est pas l’œuvre la plus célèbre de Verdi mais à laquelle le compositeur tenait beaucoup, puisqu’il la remania vingt ans plus tard. Sombre est le destin de ce corsaire devenu doge par la volonté du peuple mais tombé amoureux d’une fille de patricien, en l’occurrence son plus implacable ennemi, et sombre est la musique verdienne qui ne permet presque aucun moment de répit.
Il a fallu attendre que notre ténor marseillais se sente prêt pour ce rôle d’autant plus difficile qu’il ne comporte pratiquement pas de « grand air » dans lequel le chanteur puisse briller. C’est une grande leçon d’opéra que donne Ludovic Tézier en ayant pris son temps, en ayant attendu la cinquantaine alors qu’il aurait très bien pu la devancer, lui qui se produit sur les plus grandes salles mondiales depuis longtemps.
Cela me rappelle la boutade de l’écrivaine américaine Gertrude Stein installée à Paris dans les années 30, à qui l’on demandait de définir le génie : « Pour devenir un génie, il faut passer beaucoup de temps à ne rien faire », a-t-elle dit. Eh bien en transposant, on peut dire que divas et divos doivent passer beaucoup de temps à parfaire leur art s’ils veulent atteindre le plus haut niveau.

Ce que l’on a pu vérifier notamment in situ ou au cinéma lors de la représentation en direct de l’opéra Bastille du 13 janvier. La caméra a capté tout du long en gros plan la beauté du timbre du grand chanteur, sa science des couleurs vocales, sa merveilleuse diction faisant un sort à la moindre réplique ou à la moindre ligne de chant. Et bien sûr il y a ce moment où Simon reconnaît sa fille en Maria et son « Figlia ! » extasié. Et celui où Simon, vers la fin, déjà dévoré par le poison, se tourne vers la mer qu’il a sous les yeux, respire l’air salé, et invoque l’heureux temps où il y naviguait en toute liberté.
Si l’on a manqué cette retransmission ou les représentations de Bastille, on peut se rattraper sur le site de Culturebox, où l’opéra sera diffusé jusqu’au 15/6/2019.

Autre signe de la relève vocale, ce « Hamlet » d’Ambroise Thomas qui vient de démarrer à l’Opéra Comique, dans une distribution entièrement française, comme on aime à le faire in loco. Si l’œuvre de ce Thomas, créée en 1868, suivant Shakespeare à la lettre, reprise régulièrement ici et là, ne va certes pas jusqu’au chef d’œuvre, on ne peut rêver plus belle distribution, et outre la direction d’orchestre experte de Louis Langrée et la première mise en scène à l’opéra de Cyril Teste, on peut s’attendre à des performances de premier ordre des principaux protagonistes.

Stéphane Degout et Sabine Devieilhe

À commencer par cet autre baryton qu’est Stéphane Degout, dans un registre différent de Tézier. Révélé dans le rôle du Papageno de « La flûte enchantée » de Mozart lors du festival lyrique international d’Aix-en-Provence en 1999, il a depuis, dans divers autres rôles mozartiens, rossiniens ou même wagnériens, « affiné son instrument », comme on dit, devenant un chanteur-acteur aussi raffiné qu’habité. Il a aussi été un Pélléas de légende, pour finalement annoncer au festival d’Aix, en 2016, qu’il lui faisait ses adieux. Nul doute qu’un tel Pélléas sera, à quarante-trois-ans, un Hamlet convaincant.
Du côté féminin, notre magnifique mezzo nationale Sylvie Brunet-Grupposo ne saurait nous décevoir en Gertrude coupable et déchirée, et quant à Ophélie, on ne pourrait rêver mieux que Sabine Devieilhe, qui pourrait symboliser à elle seule le renouveau du chant français. Elle est tout ce qu’on aime chez une soprano colorature de trente-trois ans, sachant dominer ses vocalises pyrotechniques pour les mettre au service de l’émotion. Et puis toute menue, toute mince, n’est-elle pas une Ophélie née, avec sa longue chevelure blonde qui flottera sur l’eau ?

Notons également, dans le rôle de Laerte (le frère d’Ophélie qui la confiera imprudemment à Hamlet), Julien Behr, jeune ténor français de trente-six ans (génération des Cyrille Dubois et Stanislas de Barbeyrac), qui vient de faire parler de lui avec un premier CD intitulé « Confidence » (Diapason d’Or 2018). Un disque entièrement consacré au chant français, alternant tubes et raretés, allant de Gounod et Delibes à Duparc, Chabrier, Thomas, en passant par « Le pays du sourire » et « La veuve joyeuse » de Franz Lehar, pour finir par un « Vous, qui passez .. » de Charles Trenet style crooner jazzy. Un disque plein de finesse et de charme par une voix qui connaît ses atouts et ses limites… et qui vous ira droit au cœur avec la ballade de « La jolie fille de Perth » de notre si merveilleux Bizet.

Quant aux plus jeunes, la série « Les Grandes Voix » nous en a présenté quatre, le 11 décembre dernier, lors d’une soirée « Gala bel canto », dans la salle aux grandes vagues claires de la Philharmonie de Paris. De quoi être intimidés pour ces jeunes chanteurs présentés comme « La relève », mais qui semblaient avoir déjà pas mal de métier. À la baguette, le bouillant Douglas Boyd a su entraîner son Orchestre de chambre de Paris (en résidence) dans une ouverture du « Barbiere di Siviglia » déchaînée, puis, après l’entracte, dans celle de « Guillaume Tell » du même Rossini aux rythmes plus variés, tantôt élégiaques et tantôt trépidants.
Mais le maestro sait aussi accompagner les voix, car il dirige en Angleterre le festival du Garsintgon Opera. Programme belcantiste en effet, composé de tubes de Rossini, Bellini, Donizetti, avec en finale quelques Bizet bienvenus, interprétés par la soprano française Angélique Boudeville, la mezzo soprano anglaise Katie Bray, la basse française Ugo Rabec, et le ténor espagnol Xabier Anduaga.
La soprane Angélique Boudeville possède du tempérament et une voix rayonnante qui lui a valu déjà plusieurs prix. Quant au très jeune ténor espagnol de vingt-deux ans Xabier Anduaga, il se délecte visiblement  – et nous aussi – de son timbre chaud et de son étonnante puissance soutenue par un souffle qui semble infini.
On devrait l’entendre d’ici quelque temps dans « Le barbier de Séville » à l’Opéra de Paris, ainsi qu’Angélique dans « Iphigénie en Tauride » de Gluck.

Lise Bloch-Morhange

*Opéra national de Paris
*Culturebox
*Opéra Comique, « Hamlet » d’Ambroise Thomas, les 19, 21, 27 et 29 décembre à 20h, le 23 décembre à 15 h
*Les Grandes Voix

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