La lettre d’Allemagne

Si elle était livrée à la police scientifique, on y découvrirait certainement de précieuses empreintes digitales. Rédigée le 8 mars 1913 à l’attention de « Herrn Guillaume Apollinaire », elle est arrivée le 14 mars selon le cachet de la poste, dans la boîte aux lettres de l’écrivain, au 202 boulevard Saint-Germain. Ayant transité par on ne sait combien de mains de décennies en décennies, elle s’est autorisée un petit tour sur Ebay avant d’échouer dans une modeste collection de lettres autographes à Paris, 19e arrondissement. L’enveloppe contenait (et contient toujours) une missive sur papier-pelure, dactylographiée par l’éditeur R.Piper&Co Verlag München ou sa secrétaire.

Apollinaire connaît l’Allemagne. Au moins une de ses lettres (à Herwarth Walden en 1913) a été rédigée sous sa plume dans la langue de Goethe. Il a, dans ces conditions, probablement eu moins de mal pour la déchiffrer que le traducteur-avatar obligeamment fourni par Google. On peut néanmoins retenir de ce mot-à-mot laborieux (amélioré en fin de journée par un distingué linguiste) que Monsieur Piper, si c’est bien lui qui paraphe la fin de page, annonce à Apollinaire qu’il sera heureux de lui expédier un livre publié la même année par Kandinsky. Et encore plus satisfait si celui-ci en fait en écho dans « sa » revue que l’on suppose être Les Soirées de Paris. Tiré à seulement 300 exemplaires, « Klänge » (résonances, sons, en français) est un ouvrage composé de poésies et d’illustrations gravées. Vassily Kandinsky (1866-1944) quant à lui, est un artiste d’origine russe, successivement naturalisé allemand, ukrainien et français.

Dans « La correspondance avec les artistes » (Gallimard 2009), Laurence Campa et Peter Read nous informent  que Kandinsky a brièvement écrit à Apollinaire en 1912. Il lui a aussi adressé « Über das Geistige in der Kunst insbesondere in der Malerei » (Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier -1911-) avec une dédicace, puis « Almanach der Blaue Reiter » (1) et enfin « Klänge », le livre dont il est question dans la lettre que nous publions aujourd’hui. Tous ces livres venaient de chez Piper.

« Klänge » est un volume comportant au dernier pointage 36 poèmes et 56 bois gravés (40 selon Piper dans sa lettre). La plupart des images sont en noir et blanc mais il y en a 12 en couleur qui peuvent à tout le moins susciter l’étonnement sinon l’admiration. Faute de disposer d’une traduction de la partie écrite (comme l’a fait notamment le poète surréaliste Philippe Soupault), il est difficile céans de se prononcer sur ce point. Kandinsky disait de ce livre qu’il contenait la clé du passage de la représentation figurative vers l’abstraction. Considéré comme un des fondateurs du genre oublions-les-règles avec une aquarelle réalisée (peut-être) en 1910 un jour de fièvre, il offrait avec « Klänge » un genre de mode d’emploi des plus passionnants à explorer.

Lors de l’exposition des Indépendants en 1912, Apollinaire s’était tout d’abord montré réticent face au travail de Kandinsky jugeant qu’il poussait à l’extrême « l’obéissance à l’instinct ». Avant de réviser progressivement son opinion et d’écrire dans la revue allemande Der Sturm en février 1913, qu’il comptait parmi les peintres « les plus intéressants » du pays. Il lui apportera même son soutien dans une lettre collective publiée dans la même revue au mois de mars. Ce qui explique en partie la « haute considération » de Herr Piper à son destinataire germanopratin.

PHB

 

(1) « Le cavalier bleu » est un groupe d’artistes d’inspiration expressionniste, formé à Munich

La lettre de Piper à Apollinaire. Coll. PHB

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Une réponse à La lettre d’Allemagne

  1. Victor Martin-Schmets dit :

    C’est bien cette lettre que j’ai signalée dans mes « Lettres reçues par Guillaume Apollinaire » (tome 3, p. 577) – Drouot, 31 mars 2011 – mais dont je n’avais pu obtenir le texte. Merci de l’avoir procuré.

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