D’après une histoire vraie

Je suis timide et je n’ai jamais osé le lui dire. Mais j’ai été amoureux de Youmi pendant toutes mes années d’université. Après la remise des diplômes, Youmi est retournée dans sa famille dans la province de Takayama et moi, je suis resté à Tokyo où j’ai toujours vécu. Et c’est à Tokyo que j’ai trouvé un emploi dans le département Recherche d’une grande société informatique dans laquelle je travaille toujours. Youmi et moi avons continué à échanger des emails pendant plus d’un an. Très exactement, jusqu’à ce que je tombe sur mon amie d’enfance Hiroko dans le parc Yoyogi. La petite Hiroko de mes souvenirs, un garçon manqué toujours prêt à m’affronter sur un terrain de sport, était devenu une belle femme élégante à la personnalité extravertie. Nous nous sommes mariés quelques mois plus tard et nous avons aujourd’hui deux enfants.

En tant que chercheur, je me rends à de nombreux congrès au Japon ou à l’étranger. Au mois de mars, je suis allé à un colloque d’une journée dans le nord-est du Japon. Youmi y participait elle aussi, ce que j’ignorais. Cela faisait près de dix ans que nous ne nous étions pas vus. Le soir, j’ai proposé à Youmi de nous éloigner de nos collègues pour dîner ensemble. À table, nous avons commencé par parler de notre métier et, rapidement, nous avons dévié vers la question qui nous brûlait les lèvres, notre situation familiale. J’ai parlé brièvement de ma femme et de mes enfants. Youmi m’a dit qu’elle ne s’était jamais mariée et qu’elle n’avait jamais noué une relation sérieuse. Moi, le grand timide, j’ai alors osé lui avouer que j’étais amoureux d’elle pendant toutes nos années d’études. Elle a semblé gênée et a tout de suite changé de sujet, me questionnant sur mes recherches sur l’intelligence artificielle. Après le repas, nous avons partagé un taxi pour rejoindre nos logements respectifs. Quand le taxi a pénétré dans la cour de son hôtel, je lui ai pris la main. Surprise, elle l’a retirée d’un geste brusque. Avant que le chauffeur ne redémarre, j’ai juste eu le temps de lui dire que je l’appellerai une fois rentré à Tokyo. Elle m’a dit que cela lui ferait très plaisir.

Le lendemain, c’était le 11 mars 2011. Mon train pour Tokyo s’est soudain immobilisé vers 14:30. Heure à laquelle, j’ai reçu un texto de Youmi. Message bref qui disait uniquement : « Amplitude maximale sur l’échelle de Richter ». Au même moment, une annonce nous informant de l’imminence d’un tremblement de terre puissant a été faite au micro. J’ai jeté un coup d’œil par la fenêtre. Mon wagon était arrêté sur un pont de fer juste au-dessus d’un précipice. Je n’ai pas eu le temps de répondre à Youmi. Le train s’est mis à remuer en tous sens avec une fureur inouïe. Nous, passagers, étions persuadés que notre wagon allait être projeté dans le vide sous la violence des secousses telluriques. J’ai encore du mal à comprendre aujourd’hui que le train n’ait pas fait une chute de plusieurs centaines de mètres et que la plupart des passagers s’en soient sortis indemnes. Dès que j’ai pu, j’ai appelé ma famille. Puis, j’ai essayé de joindre Youmi. Elle ne répondait pas. Je lui ai envoyé un texto la suppliant de me contacter au plus vite.

Je n’ai plus jamais reçu de nouvelles d’elle. Youmi n’a pas été retrouvée. Notre relation s’est terminée sur ces mots, « Amplitude maximale sur l’échelle de Richter ».

Lottie Brickert

Cette nouvelle m’a été inspirée par une histoire vraie racontée par un Japonais.

Photos: Lottie Brickert
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4 réponses à D’après une histoire vraie

  1. Pierre DERENNE dit :

    la timidité est un vilain défaut ☺

  2. ISABELLE FAUVEL dit :

    Magnifique et terrible ! Merci, Lottie.

  3. Catherine dit :

    Merci pour cette histoire aussi bien racontée

  4. Raymond dit :

    Le pire n’est jamais sûr : cette histoire mériterait une suite, pas nécessairement dramatique (volonté de Youmi de garder ses distances et sa liberté? perte ou panne du téléphone de Youmi ?… )
    A vos plumes !

Les commentaires sont fermés.