Fastes musicaux festifs

Chacun sait que sa majesté Louis XIV avait la jambe galbée d’un excellent danseur, mais on ne se rend pas toujours compte quelle place essentielle a tenu la musique au cours du Grand Siècle. Elle rythmait aussi bien le quotidien du roi qui se rendait tous les jours à la messe que les nombreux événements de la Cour. Il y avait deux grands corps de musique, la Chapelle du roi et la Musique de la Chambre du Roy.
Et c’est un Italien né à Florence en 1632, Giovanni Battista Lulli, que le Roi-Soleil devait nommer en 1661 surintendant de la musique du roi, puis maître de musique de la famille royale.
Cette même année, le Florentin fut naturalisé français, puis se fit appeler Jean-Baptiste Lully. Son règne musical devait durer longtemps, jusqu’à ce que la Maintenon, le trouvant trop libre de mœurs, paraît-il, détourne de lui la faveur royale.

Le merveilleux maestro baroqueux suisso-argentin dont j’ai déjà chanté les louanges, Leonardo Garcia Alarcon (voir mon article du 9 octobre 2019), en résidence à Radio France, vient d’enregistrer trois des onze grands motets de Lulli : « Dies Irae », « De Profondis », et son fameux « Te Deum. »
Le « Dies Irae » et le « De Profondis » furent notamment donnés en 1683 lors des grandioses funérailles de l’épouse du roi Marie-Thérèse, infante d’Espagne.
Dans le livret du CD, on cite le « Mercure galant » de septembre 1683 :
« Ces tristes paroles firent répandre des larmes à tous les Assistans, dont le Dies irae, dies illa et le De profondis, qui furent chantez en Musique, l’un et l’autre de la composition de M de Lully, avoient déjà fort attendry le cœur. Ils étoient remplis de tons si touchans que rien ne pouvoit mieux entretenir la douleur que causoit la perte d’une si grande Princesse. »

Quant au « Te Deum » de Lully, il avait retenti pour la première fois le 9 septembre 1677 dans la chapelle de la cour ovale du château de Fontainebleau, à l’occasion du baptême solennel du fils aîné du surintendant de la Musique du roi. Coup de foudre royal pour cette œuvre spectaculaire, rehaussée des timbales et trompettes de l’Écurie du Roy.
Il faut lire, dans le livret, la dédicace faite par Lully au Roy, modèle de flagornerie préproustienne d’un sujet à son royal commanditaire…
L’œuvre est également célèbre pour avoir provoqué la mort du musicien. Nous sommes alors le 8 janvier 1687, lors d’une cérémonie à l’église parisienne des Pères Feuillants célébrant la convalescence du roi. Sur une estrade éphémère, se tenaient «plus de 50 instruments différents de musique, qui mêlés avec plus de 100 des plus belles voix de France et au bruit des timbales et trompettes, charmèrent les oreilles de tous les assistants» (« Nouvelles extraordinaires », 14 janvier 1687).
En battant la mesure avec une lourde canne, le maestro se frappe violemment le pied. Infection puis gangrène, et la mort survient le 22 mars. Comme si la gloire étroitement mêlée à la mort exaltée par le « Te Deum » avait rattrapé son auteur…

Alarcon a réuni tous les ingrédients nécessaires à « charmer les oreilles » dans ce CD, faisant notamment du « Te Deum » une œuvre majeure, aussi impressionnante, par exemple, que cette « Messe en si » de Bach qu’il a dirigée les 22 et 23 novembre derniers dans un Auditorium de Radio France bourré de haut en bas d’un public fervent.
Pour rendre hommage au grand Lully, Alarcon a mobilisé le Chœur de chambre de Namur qu’il dirige depuis 2010, son Millenium Orchestra fondé en 2014, tandis que sa Cappella Mediterranea (2005) assure le continuo. Les solistes et les chœurs se nomment « dessus », « hautes-contre », « taille », « basse-taille », et les musiciens « dessus de violon », « hautes-contre de violon », « tailles de violon », etc.
Autant dire que nous sommes en pleines splendeurs versaillaises Grand Siècle…

Autre splendeur religieuse de fin d’année, alors même que s’achève la célébration du 150ème anniversaire de la mort de Berlioz, un « Requiem ou Grande Messe des morts »
venu d’Outre-Manche. Nous devons déjà au maestro américain John Nelson un récent enregistrement d’anthologie des « Troyens » en 2017, que j’avais couvert d’éloges
(article du 5 février 2018). Et le voilà qui se colle à cette Grande messe des morts écrite en 1837 pour 216 instrumentistes et 210 voix. Un sommet de gigantisme, Berlioz ne fera jamais mieux dans le genre.
En la cathédrale Saint-Paul de Londres, le 8 mars dernier, l’illustre berliozien Nelson a dû se contenter de « seulement » 100 musiciens et 198 choristes, et il paraîtrait que le concert était complet bien longtemps à l’avance.
On imagine le spectacle : le petit américain de taille modeste aux cheveux et à la barbe blancs, en habit noir, face à la masse incroyable du Philharmonia Orchestra et des deux chœurs, le London Philharmonic Choir et le Philharmonia Chorus ! D’ailleurs un DVD enregistré live est inclus dans l’édition Deluxe du CD. Direction, orchestre et chœurs de luxe, en effet.

Bien sûr on passe d’invention en invention, d’accents vibrants d’effroi à des murmures de contrition, mais le sommet, ce sont ces dix minutes du « Sanctus » confiées au complice des « Troyens », l’extraordinaire ténor américain Michael Spyres, dont je vous avais parlé le 8 juin 2018 à propos de sa performance lors de la résurrection de « La nonne sanglante » de Gounod à l’Opéra Comique. J’écrivais alors « Ce n’est pas une découverte, car à trente-huit ans, ce natif de Mansfield, Missouri, s’est fait connaître depuis quelques années comme un spécialiste hors pair du répertoire français. »
Dans le Sanctus, sa voix s’élève, seule, dix minutes à peine, vers la fin, entre deux chœurs féminins, mais c’est elle qu’on retient immédiatement avant tout autre passage, sa noblesse, son timbre rond, dominant le lieu et les chœurs.

Et puisque l’année Berlioz se termine, pourquoi ne pas le retrouver en compagnie de maestro Nelson et toujours dans Berlioz, dans cette « Damnation de Faust » enregistrée le 25 avril dernier avec le Philharmonique de Strasbourg et le Coro Gulbenkian.
Après ses « Troyens » désormais historiques, il ne restait plus à maestro Nelson qu’à retourner à Strasbourg, et qu’à reprendre Michael Spyres et la grande mezzo américaine Joyce DiDonato dans les rôles titres. L’alchimie entre eux fonctionne si bien ! Bien sûr les lyricomanes ont encore en mémoire la « Damnation » présentée à l’Opéra Bastille en 2015 dans une mise en scène cosmique signée Alvis Hermanis, servie par un Jonas Kaufmann éminemment lyrique.
À Strasbourg, il s’agit d’une version de concert, avec un Michael Spyres chantant sans partition, littéralement possédé de bout en bout.
Ainsi, en cette année 2019, a-t-il fallu un Argentin amoureux de l’Europe pour nous faire redécouvrir Lully, et deux Américains pour célébrer dignement Berlioz.

Lise Bloch-Morhange

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