Benjamin Bernheim triomphe dans « Manon »

Après l’annulation de la première du 29 février, la représentation de « Manon » de Massenet du 4 mars a pu se tenir sans encombre à l’Opéra Bastille, ce dont les spectateurs n’ont pu être informés que vers 17h30. La grève ayant repris à Garnier comme à Bastille depuis janvier, le suspense dure en fait jusqu’au dernier moment, puisque les grévistes ont la possibilité de s’abstenir jusqu’à la dernière seconde. Le public, parisiens, étrangers et provinciaux mêlés, sans parler de l’ensemble des chanteurs, musiciens, et autres, sont donc tenus sur des charbons ardents à chaque représentation, mais heureusement, la situation semble s’améliorer.
En tout cas, la grande salle de Bastille, 2723 places, était comble ce soir-là, et on entendait autant d’accents étrangers bruisser de tous côtés qu’à l’habitude. Lorsque juste avant la représentation, rideau baissé, une voix féminine, porteuse d’un communiqué syndical, nous a assuré que l’Opéra de Paris était très heureux de nous accueillir, en dépit de l’opposition d’une partie du personnel à la réforme des retraites (le corps de ballet notamment, comme on le sait).
Déclaration ayant déclenché une courte mais vigoureuse réaction du public, applaudissements et sifflets mêlés.

Le rideau s’est alors levé sur une scène délimitée par trois hauts éléments de décor austère, un pan de mur avec porte sur la gauche, deux panneaux sur la droite, dont une haute porte ornée de dessins Art déco. Au milieu, des colonnes encadrant une large ouverture. Depuis Fritz Lang ou Ernst Lubitsch, on sait que les très hauts décors écrasent symboliquement les personnages au cinéma, et à l’opéra, Patrice Chéreau en avait donné l’impulsion en ressuscitant le « Lucio Silla » de Mozart aux Amandiers de Nanterre, un haut mur de château occupant toute la longueur de scène.
Or justement le metteur en scène, Vincent Huguet, s’est formé auprès de Chéreau rencontré en 2008, et il va décliner d’acte en acte la dimension symbolique du décor austère écrasant les protagonistes. Même si ce n’est pas très original, ce n’est pas mal vu pour une œuvre apparemment légère, mais sur laquelle plane de bout en bout une ombre funèbre.

Tout le début est un peu confus, Massenet mêlant dialogue et musique en un grand charivari. Enfin les bourgeois appelant l’hôtelier par la haute porte sont servis, Lescaut annonce l’arrivée de sa cousine, le coche arrive, les deux cousins font connaissance, et Manon entame son premier grand air : «Je suis encore tout étourdie», moitié riant, moitié pleurant, en parfaite ingénue.
La Manon de la saison étant la jeune soprano sud-africaine Pretty Yende, très aimée à Paris, on sait qu’elle est ravissante et possède les brillants aigus du rôle. On sait aussi qu’elle a formé, la saison dernière, dans « Traviata », un brillant duo avec son partenaire, le jeune ténor français « qui monte » Benjamin Bernheim, et qu’ils ont respectivement 35 et 34 ans.
Nous avons également droit à un Lescaut de luxe, le grand baryton verdien français Ludovic Tézier, et le rôle est certes modeste pour celui qui fut un superbe « Simon Boccanegra » l’an dernier sur cette même scène, mais ne nous plaignons pas.

Puis vient le coup de foudre entre Manon et le chevalier Des Grieux, qui enlève séance tenante pour Paris la jeune fille censée rejoindre le couvent.
Surprise : avant de retrouver les amoureux dans leur soupente de la rue Vivienne, trois danseuses-chanteuses, rideau baissé, nous font un numéro à la Joséphine Baker. Nous avions bien noté que le metteur en scène avait choisi de situer sa Manon dans les années 20 et pourquoi pas, mais ce brutal numéro de music-hall laisse perplexe.
Au second acte, dans la soupente parisienne genre atelier d’artiste, nous avons droit au lit situé en pleine scène et aux deux amants en petite tenue, comme presque toujours depuis le face à face torride d’Anna Netrebko et de Rolando Villazon en 2007, dans tout leur éclat de jeunes amoureux.

Le couple ce soir n’est pas mal non plus, mais les voilà vite rhabillés, et vient le moment où le chevalier confie à Manon son rêve de les voir réfugiés dans une « maisonnette toute blanche au fond des bois », à jamais seuls, un des plus beaux airs du répertoire de ténor léger. Benjamin Bernheim comble nôtre rêve à nous par la beauté du timbre, sa sensibilité à fleur de peau, sa délicatesse, ses frémissements.
« C’est une folie » murmure Manon qui rêve, elle, de devenir la reine de Paris, rêve réalisé au troisième acte lorsqu’elle parade sur la promenade du Cours-la Reine, entamant la fameuse aria « Je marche sur tous les chemins Aussi bien qu’une souveraine … ». Prophétiquement, elle ajoute « Si Manon devait jamais mourir Ce serait, mes amis, dans un éclat de rire ! » et tout le personnage est là, entre un éclat de rire et la mort qui guette, tandis que revient sans cesse le leitmotiv prophétique aux six notes de violoncelle. Car Massenet est aussi bien un maître d’atmosphère qu’un créateur d’arias vous restant dans le cœur.

Impressionnant décor pour la scène de Saint-Sulpice, où Manon est venue tenter de reconquérir son amant désespéré aspirant à devenir prêtre. Immenses reproductions, de part et d’autre de la scène, des deux tableaux de Delacroix décorant l’église, et protagonistes agenouillés tels des fourmis face à cette immensité. Commence alors le poignant échange entre Manon et son chevalier qui lutte en vain contre lui-même, et concentre pour moi la tension dramatique, par son chant comme par ses attitudes.
La rupture de ton totale nous saisit à l’acte IV, celui de l’hôtel de Transylvanie, lieu de jeu et de débauche, où Vincent Huguet nous étourdit par la foule des dames ou travestis en robes longues décolletées dans une gamme éblouissante de rouge et orange plus du tout Années Folles. Des Grieux-Bernheim se tort d’angoisse devant la folie du jeu de sa Manon, qui semblera manquer de graves dans l’air « Chanter, aimer, sont douces choses ».

Benjamin Bernheim et Pretty Yende

À l’acte V, sur la route du Havre où Manon condamnée doit être embarquée avec les autres condamnées, son chevalier se précipite, et croit encore pourvoir la sauver. Sommet amoureux de l’histoire de l’opéra, durant lequel Des Grieux s’obstine à croire qu’il peut retrouver sa Manon, alors qu’elle réalise trop tard qu’elle est passée auprès du grand amour. Au lieu de la laisser mourir épuisée dans les bras de son amant, Vincent Huguet la fait fusiller par un peloton, puisqu’il faut toujours que les metteurs en scène d’aujourd’hui impose leurs bizarres trouvailles.

En tout cas, Benjamin Bernheim concentre là encore toute la tension dramatique par son jeu comme par son art du chant, et sera à juste titre ovationné par le public, alors que Pretty Yende sera certes très applaudie, mais aura montré certaines limites, se reposant trop sur ses brillants aigus, qui ne suffisent pas à transmettre l’indispensable émotion intérieure attendue à l’opéra.

Lise Bloch-Morhange

Opéra Bastille, Manon, Massenet, onze représentations du 7 mars au 10 avril, deux distributions pour Manon et le chevalier Des Grieux www.operadeparis.fr

Diffusion en direct mardi 17 mars à 19h30 sur France.tv et dans les cinémas UGC et samedi 2 mai à 20 heures sur France Musique

Crédits photos:
Ouverture: affiche du spectacle ©LBM
Photos suivantes: ©Julien Benhamou ON/P
Print Friendly, PDF & Email
N'hésitez pas à partager
Ce contenu a été publié dans Musique. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Une réponse à Benjamin Bernheim triomphe dans « Manon »

  1. anne chantal dit :

    Vous avez eu beaucoup de chance …
    soirée annulée ce mardi 10; sniff, sniff

Les commentaires sont fermés.