Le ghetto vénitien se trouve pratiquement juste à gauche en sortant de la gare Santa-Lucia. Et il est facile à trouver. C’est une information que comprendront avec un soulagement anticipé tous ceux qui se sont déjà égarés dans le dédale des ponts et des rues en courbes de Venise. Il faut partir sur la gauche de la gare donc, ignorer le pont qui enjambe le grand canal sur la droite et suivre la foule des touristes qui veut rejoindre la Place San-Marco par l’itinéraire bis qu’est la traversée du quartier Cannareggio. Toujours dans l’axe du flux touristique, on franchit un petit pont, on tourne à gauche sur le quai baptisé Fondamenta Cannareggio et l’entrée du ghetto est à deux pas, à 10 minutes de la gare, sans se presser. Suivez le guide de ce (long) reportage réécrit, raccourci et réalisé en 2006, publié de prime abord en 2008 dans Tribune juive.
C’est une vieille entrée, très discrète. On peut facilement passer devant sans la voir. Cette banalité la rend paradoxalement, encore plus extraordinaire. A partir de 1516 et durant près de trois siècles, elle était la porte principale parmi toutes celles qui fermaient le ghetto. Les autorités de Venise avaient décidé d’enfermer les juifs la nuit. La trace des gonds de cette porte est toujours bien visible.
Une fois passé ce portique, il faut marcher lentement. Le ghetto, subdivisé en trois zones, Vecchio (1541), Nuovo (1516), Nuovissimo (1663), était de fait un endroit de confinement. Un ignorant pourrait le traverser sans rien remarquer. Il faut marcher lentement en effet parce que chaque mètre compte sur cette surface forcément limitée. Ainsi, juste après la trace des gonds, on discerne facilement sur les murs de briques la trace des fenêtres murées, pour que les juifs ne puissent regarder au-dehors. On se trouve alors dans une rue intitulée le ghetto Vecchio qui traverse le quartier du même nom avant de rejoindre le Nuovo puis le Nuovissimo. Très vite on passe sous une plaque accrochée sur le mur du gauche. Il s’agit d’un texte rappelant à ceux qui s’étaient convertis au christianisme qu’il leur était, sous peine de sanctions, interdit de revoir leurs anciens coreligionnaires.
À cet endroit précis, l’histoire des juifs de Venise vous tombe lentement dessus. Peu de choses ont véritablement changé en 5 siècles. D’autant que le ghetto est toujours vivant. Il compte 5 synagogues sur la superficie qu’occuperait un village. Une partie de la communauté vit toujours entre ses murs. Non seulement l’histoire commence à vous tomber dessus une fois franchi la porte du ghetto, mais elle sait aussi vous saisir si vous cherchez à entrer en contact avec les habitants.
Ainsi, si l’on demande à Monsieur Aboaf, un juif séfarade qui tient une boutique de gravures dans le ghetto Vecchio, depuis combien de temps sa famille est établie là, il répond simplement que ça fait exactement 450 ans. Mais ils sont pour la plupart partis à Mestre à quelques kilomètres, dans un environnement par définition plus large, plus confortable que le ghetto encore vétuste. Monsieur Aboaf lui, est resté. Tout comme son voisin le commerçant d’en face, qui affiche sur son nom 400 ans de présence au compteur. C’est ce qui fait que la visite du ghetto de Venise est particulièrement émouvante : l’aspect quasi intact du lieu et la présence de descendants issus d’une très longue généalogie. Il semble qu’une bonne proportion de ces témoins soient séfarades c’est à dire venus en Italie après qu’Isabelle de Castille en 1492, a décidé d’expulser les juifs d’Espagne mais aussi, un peu plus tard, du Portugal. L’histoire de la longue errance juive, a cependant conduit les juifs allemands, les levantins qui venaient du Moyen-Orient et les séfarades qui venaient de la péninsule ibérique, à se mélanger. Il sont les témoins vivants d’une histoire multi-séculaire.
Dans le ghetto Nuovissimo on peut aussi parler à Silva Angelo qui tient (ou tenait) l’hôtel Leonardo dans la calle Masena. Avec ses origines complexes, à la fois portugaises, hongroises et autrichiennes, il a du mal à remonter le fil du temps au-delà de 150 ans. Mais son nom trahit bien ses origines. Lui aussi vient de loin. Il dit qu’il n’est pas pratiquant mais que sa foi est bien là en tapant du plat de la main sur l’emplacement de son cœur. Il faut aller au contact des juifs du ghetto parce qu’ils sont l’histoire. Un peu comme si l’on tombait, lors d’une visite du Mont Saint-Michel sur un descendant de Tiphaine ou de Bertrand Duguesclin. Cela change la valeur de la visite.
Des ruelles hautes, étroites, étouffantes
Néanmoins, les pierres aussi ont la parole. L’étroite rue du ghetto Vecchio, débouche sur une petite place occupée par la synagogue Spagnola et la Synagogue Levantina. Entre les deux, le visiteur est dominé par le plus haut immeuble de Venise. Et c’est logique. Sur un espace confiné, les juifs ne pouvaient gagner de la place qu’en hauteur. Aux visiteurs américains les guides évoquent les « sky-crappers », pour dire que c’est dans le ghetto que l’on a inventé les immeubles de grande hauteur. Et puis avant de quitter le ghetto Vecchio, il ne faut surtout pas rater la Calle dell Orto sur la gauche, une rue dont l’étroitesse entre ses deux rangées d’immeubles fait que l’on distingue à peine la lumière du jour. (Ci-contre)
Lorsque l’on débarque sur le ghetto Nuovo en revanche, on respire à nouveau et les yeux retrouvent des perspectives plus normales. C’est une très belle place. Les membres des différentes communautés y croisent les quelques touristes qui ont su résister au magnétisme des grands sites incontournables de Venise. C’est un endroit qui mérite une visite guidée. Le parcours, organisé par le musée hébraïque sis sur la petite place, comprend la visite des trois vieilles synagogues (Tedesca l’allemande, Canton la française et Italiana l’italienne). Les synagogues cependant, ne se visitent pas aussi simplement qu’une église. La présence d’un guide est requise. Elle permet de comprendre et d’apprécier la touchante simplicité des lieux et aussi de percevoir comment plusieurs cultures juives se sont perpétuées alors qu’elles étaient continûment remises en question par les autorités vénitiennes ou encore celles de l’univers papal, en passant par les chefs des communautés dominicaines ou franciscaines.
Au fur et à mesure qu’il apprend, le regard du visiteur se modifie. Il change sur les lieux et les gens qu’il va croiser. La minuscule Banco Rosso par exemple rappelle que la petite place comprenait trois établissements bancaires concurrents, rouge, vert et noir. La verte est aujourd’hui (en 2006 du moins) une galerie d’art ce qui permet d’y pénétrer et de constater l’espace singulièrement mesuré pour un établissement dont le prêt était l’activité principale. Juste avant le Ponte Di Ghetto Nuovo, on peut aussi entrer dans la galerie d’art Melori&Rosenberg, peut-être un ancien marchand de bois. Là encore un petit effort d’imagination permet d’entrevoir ce qu’était la vie dans le ghetto jusqu’à ce que les troupes napoléoniennes rendent tous leurs droits aux juifs.
Enfin le ghetto Nuovissimo (ci-contre), une extension accordée aux juifs au milieu du 17e siècle et que l’on découvre en passant sous un portique non loin de la Banco Rosso, fait basculer le visiteur dans un autre univers. Très calme, il est constitué de jolies maisons avec parfois de petits jardins dans un style qui correspond moins à un univers d’enfermement. Pourtant, la porte qui fermait la troisième subdivision du ghetto a toujours son portique et l’on peut là aussi discerner les griffes du portail dans la pierre.
Il ne faut pas rater le ghetto de Venise. Cinq siècles d’histoire s’y sont concentrés. Et réaliser comment, au fil des rues, plusieurs communautés juives ont pu survivre, continuellement menacées d’expulsion, constamment sujettes à des règles restrictives qui auraient dû déshonorer à jamais leurs instigateurs.
PHB
L’histoire
L’histoire du ghetto vénitien commence par un célèbre décret des autorités vénitiennes, publié le 29 mars 1516. Une date qui situe son histoire à l’époque de François 1er, et la bataille de Marignan (Marignano) en 1515. Ce décret stipulait que « les juifs habiteront tous regroupés dans l’ensemble de maisons situé au Ghetto, près de San Girolamo. Afin qu’ils ne circulent pas toute la nuit, nous décrétons que seront mises en place deux portes, lesquelles seront ouvertes à l’aube et fermées à minuit par quatre gardiens engagés à cet effet et appointés par les juifs eux-mêmes… ».
Au moins deux types de documentation sont disponibles à ce sujet. L’une, en français, est en vente au musée hébraïque de Venise, intitulée « Juifs et Synagogues » de Venise à Livourne en passant par Florence et Rome. Un ouvrage utile dans la mesure où ses auteurs s’attachent au descriptif de chaque synagogue ainsi qu’à leur histoire. Mais surtout, traduit en français chez Denoël, il faut lire le très remarquable livre de Riccardo Calimani titré « l’histoire du Ghetto de Venise ».
L’expulsion en 1492 des juifs d’Espagne (dont le territoire comprenait la Sicile et la Sardaigne) puis un peu plus tard du Portugal est un événement de toute première importance. La rivalité entre Venise et l’empire turc, notamment sur la question du contrôle de Chypre, fait aussi partie des éléments de compréhension nécessaires.
Il convient d’emblée de noter que le mot ghetto ne désignait qu’un lieu, intitulé au départ «geto» soit la fonderie. Ensuite si les juifs n’étaient évidemment pas d’accord pour se laisser enfermer ou porter un signe jaune distinctif, ils étaient en revanche volontaires depuis longtemps pour avoir un lieu où se regrouper. Enfin, et ce n’est pas le moins important, le premier enfermement d’une communauté à Venise concernait les commerçants allemands, d’abord en regroupement simple à partir de 1314 jusqu’à une disposition d’enfermement en 1478. S’agissant de la communauté grecque, elle avait pu procéder à son rassemblement spontané autour de l’église San Giorgio de Greci. Quant au caractère devenu universel du mot ghetto enfin, il semble que le vocable trouve bien ses origines à Venise, mais il ne s’agit pas d’une certitude absolue.
Ni sexe ni chant
L’histoire du lieu, lieu qui fût aussi protecteur contre les agressions ou les épidémies, est émaillée de préoccupations politiques et religieuses parfois totalement aberrantes. Dès avant le ghetto il n’était pas question que juifs et chrétiens eussent des relations sexuelles. Par la suite, au milieu du 17e siècle, des agents de l’Inquisition, les « cattaveri » d’un côté, les « exécuteurs » de l’autre surveillaient les habitants du ghetto. Ils s’occupaient pour les premiers, des délits sexuels entre juifs et femmes chrétiennes et inversement pour le seconds. Il s’agissait entre autres raisons, d’éviter qu’un nouveau-né « bâtard » ne reçût pas une éducation juive. La cuistrerie des autorités vénitiennes alla jusqu’à interdire aux juifs, en 1592, l’enseignement du chant.
Si les juifs italiens ont eu à connaître le confinement (Rome, Turin, Padoue, Ferrara, Florence…), c’était, on l’a dit, aussi bien pour des raisons d’ordre religieux qu’économique. Dans le domaine spirituel pourtant, ils ne représentaient pas un danger : la sphère chrétienne était écrasante en nombre. Comme dans toute énigme policière, pour avoir la clé du mystère il faut suivre l’argent. Il était ainsi difficile pour la communauté à dominante chrétienne, pour des raisons de « pureté » spirituelle, de se livrer au commerce de l’argent, c’est à dire essentiellement le prêt. C’est pour cela que ce métier, à l’exclusion de beaucoup d’autres, fût autorisé aux juifs. Ceux-ci, s’avérèrent compétents en la matière. Et leurs talents dans ce domaine permettaient de réduire la pauvreté là où le pouvoir politique de la Sérénissime échouait. C’est ce qui amènera les chrétiens via un célèbre prédicateur franciscain à instituer les monts de Piété afin de ne pas laisser aux juifs le « monopole » du prêt aux pauvres. L’apport économique des juifs se matérialisait aussi par des contributions importantes versées aux autorités vénitiennes régulièrement à court de trésorerie. Il découlait de cette réalité économique un rapport de force qui autorisait heureusement les juifs à faire valoir leurs intérêts. Si la menace d’une expulsion revient souvent durant l’histoire du ghetto, elle n’a jamais été exécutée. On s’aperçoit à chaque fois que les considérations d’argent comme le souci d’armer de nouvelles galères ou de soulager les pauvres, rendaient subitement les autorités de la Sérénissime plus conciliantes.
Il a fallu quelques lignes de décret pour qu’un enfermement en fonction de la seule religion d’une population, s’étale sur près de trois siècles durant, il n’en faudra pas plus pour y mettre un terme. Lors de l’occupation en 1797 des troupes napoléoniennes un communiqué laconique mettra fin à cette ségrégation.
Par la suite la communauté juive va subir les persécutions dues aux convergences entre nazisme et fascisme mussolinien. Deux cents juifs vénitiens laisseront leur vie sur l’autel d’idées aussi vénéneuses que nauséabondes. Riccardo Calimani publie à ce sujet un extrait de lettre d’enfant promis à la mort, parfaitement bouleversant. D’autres en réchapperont. Ainsi la Scola Italiana du ghetto avait sous son Bimah (tribune de l’officiant) une cache que les nazis ne trouvèrent jamais. Descendue en dessous d’un millier, la communauté juive vénitienne est toujours visible dans les rues du ghetto. De jeunes femmes, de jeunes hommes accompagnés de leurs enfants, laissent à penser que l’histoire n’est pas terminée, en dépit du déclin global de la population vénitienne.
Ghetto et cimetière
La visite des synagogues du ghetto, tout comme celle du cimetière juif sur l’île du Lido (ci-contre) ne s’improvisent pas. Dans chaque cas il faut une autorisation et se faire accompagner d’un guide. Si l’on ne pénètre pas dans une synagogue de Venise comme dans une auberge espagnole, le coup d’œil s’impose néanmoins. Vous visiterez au moins la Tedesca, la Canton et l’Italiana. Les synagogues ashkénazes sont réputées plus riches. La Scola Grande Tedesca, a été construite en 1529 par les allemands, afin de célébrer le rite ashkénaze. Les murs sont garnis de différentes qualités de marbre et même de faux marbre en raison du manque de moyens. Le sol franchement déformé témoigne que Venise est bâtie sur de l’eau. La Canton est aussi modeste. Les origines de la française ne sont pas très sûres. Une des hypothèses est l’origine hexagonale du nom (via cantonnement) alors qu’en italien canton signifie « coin ». L’Italiana est l’une des plus simples, dépourvue des effets décoratifs baroques que l’on trouve dans les deux premières.
Aller visiter le vieux cimetière juif de Venise est une bonne occasion d’aller sur l’île du Lido. Et de fuir la foule. Dès que le vaporetto déhale vers sa destination, dès que Venise apparaît en grand angle depuis le large, la beauté, la magie des lieux, sont des évidences difficiles à refuser.
Lorsque l’on débarque sur l’île du Lido, le charme devient ubiquitaire, balnéaire, façon vacances chics à Dinard, intense et chargé de nuances. Pour trouver le cimetière juif, il suffit de marcher 10 minutes à gauche côté lagune. Même fermé, on comprend à travers les grilles de la porte d’entrée, le sens du mot « préservé ». Ceux qui auront la chance de bénéficier d’une visite guidée ne manqueront pas de se faire présenter la plus vieille stèle du plus vieux juif enterré, au 14e siècle.
PHB
Passionnant !
Tout d’un coup, je me trouve inculte en lisant ce texte très enrichi de l’ Histoire du Ghetto de Venise dont j’avais néanmoins eu quelques échos mais brièvement par un ami Historien d’Art.
Merci de m’avoir éclairé beaucoup plus.
Merci beaucoup Philippe, pour ce coup de projecteur sur un quartier peu connu que je considère pour ma part comme le plus poétique et le plus secret de Venise. Et l’échoppe de monsieur Aboaf recèle bien des trésors dont on peut acquérir certains sans se ruiner.
Les quelques restaurants populaires (sans touristes) qui s’y trouvent réservent aussi de belles surprises, à l’instar de ceux de Tokyo que » le Gourmet solitaire » de Taniguchi & Kusumi sait dénicher avec toujours le même étonnement ravi!
Merci pour cette belle et passionnante promenade !!
Nous y retournerons… Mais pas tous ensemble !
Qui sait pendant les quelques mois où les touristes en troupeau ne pourront plus venir à Venise, suivis des quelques mois où ils auront encore peur d’y revenir, la Sérénissime pourra se « retaper » et couler des jours plus heureux dans une lagune revivifiée !
Un peu comme Paris en ce moment où il fait déjà plus bon sortir avec un air beaucoup plus sain… Je ne comprends pas ceux qui terrassaient ou Luxembourgtaient toute la journée quand la pollution était quasi mortelle (et pendant toute une saison) et qui, aujourd’hui, sortent furtivement et masqués ?
Merci, cher Philippe, de nous dire sans le dire qu’il y a ghetto et ghetto, confinement et confinement. Cela ne nous rend pas plus gais, mais les leçons de relativité sont utiles aux grincheux. C.