Les mains qui manipulaient Himmler

Comme l’écrivait Lise Bloch-Morhange avant la brève pause des Soirées de Paris, le confinement, c’est le moment ou jamais de dénicher dans sa bibliothèque ou dans sa dvdthèque ou dans sa discothèque, un livre, un film ou une musique oubliés, voire jamais lus, vus ou entendus. « Les mains du miracle » de Joseph Kessel attendaient donc sagement d’être découvertes dans mes rayons. Et à l’heure où il est beaucoup question de héros ordinaires, en voici un, Felix Kersten, tout à fait authentique, qui mérite infiniment mieux que de prendre la poussière sur une étagère.

Felix Kersten est un enfant aux nationalités bousculées par les premières décennies du 20ème siècle, dans la lignée de l’histoire de ses ancêtres. Riches Hollandais au 15e siècle, les Kersten migrent en Allemagne, puis fuient la pauvreté au 19e vers une province balte alors russe jusqu’à ce que 1914 coupe la famille en deux. Felix étudie en Allemagne cependant que ses parents sont déportés en Sibérie. Et c’est en Allemagne qu’il s’enrôle dans une légion finlandaise, s’assurant ainsi d’une nationalité finlandaise qui lui sera longtemps utile.

Felix Kersten, enfant calme et gourmand, deviendra un étudiant peu brillant à qui un médecin-chef déconseillera fortement de s’engager sur la voie d’Hippocrate pour privilégier les doigts d’or qui font de lui un expert du massage finlandais dont les vertus sont saluées par la médecine scandinave d’alors, comme un indispensable complément aux soins plus académiques. Felix semble être de l’espèce des confiants et des accommodants : si ce médecin qu’il admire et respecte l’oriente ainsi, c’est à n’en pas douter la voie à suivre. Il est même tant soutenu sur cette voie un peu décalée qu’il va accepter de s’en faire une spécialité en suivant pendant trois ans les enseignements d’un maître chinois de l’art du massage, le docteur Kô, qui lui révèle tout de cet or qu’il a au bout des doigts. Ce que le docteur Kô ignorait – et ignorera toujours pour avoir disparu entre-temps – c’est que cet incroyable talent fabriquera « Les mains du miracle », celles qui sauveront des milliers de vie des camps de la mort et de tous les enfers conçus par les nazis.

Kersten, par le plus grand des hasards, va devenir, au tout début de la Deuxième Guerre Mondiale, le masseur de Himmler. Himmler est tourmenté par de violentes douleurs d’estomac que toute la médecine du Troisième Reich a échoué à juguler. Les massages de Kersten vont accomplir ce premier miracle de le soulager. Et s’instaure alors une relation tout à fait ambiguë entre les deux hommes : Himmler, l’homme le plus puissant du régime après Hitler, accepte sa dépendance d’homme malade et se remet entièrement dans les mains, au sens propre, de Kersten. Il sait aussi que les talents de son soigneur sont très prisés par d’autres puissants : Kersten a soigné le gendre de Mussolini mais aussi Ribbentrop. Himmler veillera à s’assurer de ce que Kersten sera toujours disponible pour lui jusqu’aux ultimes jours de 1945 et en tous lieux du Reich. L’homme qui se méfie de tout le monde et qui persécute l’Europe redevient – presque – une pâte molle pétrie par les mains de Kersten. Et celui-ci, tout débonnaire qu’il soit, entreprend de tirer parti de sa proximité privilégiée pour arracher à la mort le plus grand nombre de victimes promises au plus sombre des desseins.

Au fur et à mesure que la guerre progresse, il utilise la confiance de Himmler, se transforme en négociateur tenace, s’initie aux arcanes politiques et à la violence psychologique qui lui est si spontanément étrangère. Dans sa métamorphose, il est appuyé et encouragé par quelques diplomates, ou hommes politiques, finlandais puis suédois en particulier. Il bénéficie aussi de la complicité très discrète de Brandt, le secrétaire particulier d’Himmler, ou de Schellenberg et Berger, hommes forts du contre-espionnage et des Waffen SS, qui épargneront à Kersten de tomber dans les pièges concoctés par Heydrich qui n’a de cesse de vouloir faire tomber ce masseur trop influent.

Kessel rapporte certaines des négociations menées par Kersten qui manipule à la fois le corps et l’esprit de Himmler, usant de la douleur du premier pour circonvenir la folie du second. C’est ainsi que, à la toute fin du conflit, Kersten obtient de Himmler qu’il rencontre un représentant du Congrès juif mondial. Une entrevue irréelle qui se tiendra dans la résidence privée de Kersten pour en assurer la discrétion, et au terme de laquelle un convoi de déportés juifs sera autorisé à rejoindre la Suisse : 2700 juifs conduits par les Allemands eux-mêmes à la frontière.

Joseph Kessel, stupéfait et incrédule, découvre à la fin des années cinquante l’existence et les exploits de Kersten. Il le rencontre et, en s’appuyant sur les Mémoires, les notes, les dossiers de Kersten ainsi que sur tout le processus d’authentification mis en place par les historiens, il en fait un récit peu romancé, sans jamais forcer sur l’héroïsme dont Kersten n’a aucun des traits. Son talent tient dans ses seules mains et celles-ci lui donnent toutes sortes d’information sur les dispositions psychiques de son patient. Il dispose d’informations rares et d’un pouvoir d’influence auxquelles aucun stratège, aucun service d’espionnage ne pourrait avoir accès.

Kersten n’a jamais été reconnu « Juste ». Une sombre histoire de rivalité avec Bernadotte, dit-on, qui aurait argué de ce que cette proximité avec Himmler était quand même bien suspecte. Mais les Hollandais, la famille royale en premier lieu, n’ont eu de cesse de lui prouver leur reconnaissance. Ils le proposèrent même pour un Prix Nobel de la Paix.

La littérature a, elle aussi, eu la reconnaissance un peu chiche : néanmoins, outre le roman de Kessel, une fort belle BD publiée en 2015, « Kersten, médecin d’Himmler », signée de Fabien Bedouel et Patrice Perna, aux éditions Glénat, retrace ce parcours d’un héros rare. Quant aux Mémoires de Kersten, elles n’ont jamais convaincu un éditeur de les traduire en français. Et alors que ces Mémoires ne dorment pas dans un recoin de la bibliothèque, il me faudra attendre la fin du confinement pour les commander dans une librairie plutôt que sur un grand site de vente en ligne…

Marie J

Les mains du miracle. Joseph Kessel, Éditions Folio, 402 pages

Kersten, médecin d’Himmler. Fabien Bedouel et Patrice Perna, Éditions Glenat

The Kersten Memoirs, 1940-1945. Felix Kersten. TimeLife

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5 réponses à Les mains qui manipulaient Himmler

  1. ISABELLE FAUVEL dit :

    Merci, Marie, d’avoir fait resurgir ce héros de l’histoire que je viens, pour ma part, de découvrir à la lecture de votre récit.

  2. ella dit :

    Merci
    je ne connaissais pas le livre de Kessel : la BD est très réussie

  3. philippe person dit :

    Marie, si vous voulez en savoir encore plus sur cet horrible personnage, il y a un roman sur son père : »Le Père d’un assassin » d’Alfred Andersch (Gallimard).
    Tout se passe dans une classe où est annoncé un inspecteur… Pas le petit bonhomme qui se met au fond de la classe et prend des notes de notre enfance… Non, le père d’Himmler…
    Le romancier saisit dans cette visite et dans le comportement glaçant de Papa Himmler tout ce que HH doit à son père, sinistre fonctionnaire qui nous ramène au « crime de bureau » défini par Hannah Arendt…
    Dans mon souvenir d’il y a une bonne dizaine d’années, le livre était vraiment réussi..
    Bon confinement à tous.
    J

    • V. Pascal dit :

      On peut lire aussi le magnifique roman d’Ernst Weiss, « Le témoin oculaire » : à la fin de la Première Guerre Mondiale, un médecin est amené à soigner un jeune caporal affecté d’une cécité accidentelle, qu’il parvient à guérir. Le nom de son patient deviendra un peu plus tard célèbre, c’est Adolf Hitler.

  4. Marie dit :

    Merci bcp Philippe. Je mets sur ma liste !

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