Ce désir qui nous empêche de tourner pomme

Un peu lasse d’entendre les recommandations des médecins et des politiques qui arrivent à me donner l’impression pénible de la répétition et de la contradiction dans le même temps, je suis tentée de me tourner vers les paroles des poètes, dont les paradoxes ont, eux, l’art de me mettre en joie. Comme beaucoup, je suis émue par toutes les interventions de François Cheng. Il recommande, dans une tribune récente du Figaro, de se tourner vers les objets familiers avec émerveillement autant que vers les êtres qui nous entourent, pour retrouver avec eux la juste distance. Pour la décrire, il emprunte au chinois le mot de « li », signifiant le « rite du respect mutuel ». Ce respect pourrait être, selon lui, comparé à celui qui se déploie dans l’amour courtois. Pourtant, ces espaces étroits qui nous rassemblent dramatisent nos liens d’amour, et il s’agirait justement de retrouver dans la proximité (qui est parfois promiscuité) une distance salutaire, consistant à traiter l’autre « comme un hôte d’honneur ».

J’aime la formule, surtout que chez François Cheng, l’hôte est autant le conjoint qui (sur)vit à côté de nous, le rai de lumière qui entre par la fenêtre et rencontre l’objet en étain, ou encore soi-même. Je reparcours aussi les recueils d’Henri Michaux, autre poète d’importance en ces temps retirés. Ses livres invitent à explorer les espaces du dedans ou ce qu’il nomme de ce beau titre paradoxal le « lointain intérieur ». Mais comme François Cheng, il refuserait sans doute la réputation d’homme sage ; aucune sagesse, aucune philosophie ferme n’est à tirer de cette écriture si diverse, fragmentaire et surprenante. Comme dans ce poème « Magie » :
« J’étais autrefois bien nerveux. Me voici sur une nouvelle voie :
Je mets une pomme sur ma table. Puis je me mets dans cette pomme. Quelle tranquillité !
Ça a l’air simple. Pourtant il y a vingt ans que j’essayais ; et je n’eusse pas réussi, voulant commencer par là. Pourquoi pas ? Je me serais cru humilié peut-être, vu sa petite taille et sa vie opaque et lente. »

Sur la voie de cette philosophie en mode zen, on envie la tranquillité retrouvée de Michaux. Devrait-on réduire nos espaces nous aussi et nous projeter mentalement dans des objets simples comme une tasse de café, un chocolat (accessoires indispensables à notre confinement) ? Pourtant l’ataraxie du philosophe est bien vite rattrapée par l’humour du poète, car la sagesse a ses limites, comme on le voit, plus loin dans le poème :
« Et puis, malgré moi, je regardais les femmes de temps à autre, et ça, un fleuve ne le permet pas, ni une pomme ne le permet, ni rien dans la nature ».
Regardons les femmes, les hommes qui passent. Cela, nos fenêtres, qui sont devenues les grands yeux de nos maisons, nous le permettent. Par le regard c’est le désir qui renaît ici et nous empêche de tourner pomme.

Mais il y aussi ces poèmes de souffrance, écrit pour une chambre de malade dans « La Nuit remue ». Car Michaux a passé beaucoup de temps fatigué, « troué » disait-il, depuis sa maladie du cœur, enfant.
« Parfois, quand je me sens très bas et je suis toujours seul aussi et je suis au lit, je me fais rendre hommage par ma main gauche. Elle se dresse sur l’avant-bras, se tourne vers moi et me salue » (« Distractions de malade »)
Plaisir et déférence que le corps se donne à lui-même, non sans humour coquin comme le suggère la fin du poème. Nous ne sommes pas de grands malades, comme l’était Michaux, pas tous, mais il nous faut retrouver l’art des rituels qui font du bien. L’écriture, par exemple, faite non pour construire mais pour préserver, semble être une opération à la portée de tout le monde, « profitable aux faibles, aux maladifs, aux enfants, aux opprimés et inadaptés de toute sorte » dit Michaux. Une écriture pour la santé, c’est peut-être ce qu’il nous faut chercher, ce qui en tout cas me sort parfois de la léthargie et de l’endormissement dans lesquels j’ai l’impression de sombrer certains matins. C’est à un autre petit personnage de Michaux que je m’identifie alors : la figure ralentie de Plume, comme dans le poème « Un homme paisible » :
« Étendant les mains hors du lit, Plume fut étonné de ne pas rencontrer le mur. Tiens, pensa-t-il, les fourmis l’auront mangé… » et il se rendormit.
Peu après, sa femme l’attrapa et le secoua : “Regarde, dit-elle, fainéant ! Pendant que tu étais occupé à dormir, on nous a volé notre maison.” En effet, un ciel intact s’étendait de tous côtés. “Bah, la chose est faite”, pensa-t-il. »

S’endormir est un risque en effet, fainéanter aussi, surtout quand le monde autour de soi devient aussi fou. Mais l’intervention poétique a ceci de bon qu’elle nous entraîne et nous éveille, hors de nos routines langagières, qu’elle me percute et m’occiput, pour le meilleur et pour ne pas dormir.

Tiphaine Pocquet du Haut-Jussé

À lire et relire ces temps-ci :

François Cheng, « Enfin le royaume. Quatrains », Gallimard, coll. Blanche, 2018.
Henri Michaux, Plume précédé de Lointains intérieurs, Poésie /Gallimard, 1985.
Henri Michaux, La Nuit remue, Poésie /Gallimard, 1987.

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4 réponses à Ce désir qui nous empêche de tourner pomme

  1. sébenne dit :

    la lecture de votre texte m’a apaisée, merci

  2. MFD dit :

    Très joli texte, délicat, précis, enjoué.
    Merci beaucoup: le devenir pomme nous ouvre des horizons…

  3. BM Flourez dit :

    “Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. A te regarder, ils s’habitueront.” (R. Char) même s’ils mettront du temps, encore et encore, pour s’habituer.

    Il nous reste plus que jamais le risque de vivre et de mourir, et finalement, de ne mourir jamais dans les « liens d’amour ». Et si demain était le temps des poètes ? les seuls qui ne mentent jamais ?

  4. Cormier dit :

    Un beau moment de lecture qui m’a entraînée hors les murs.
    Merci beaucoup.

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