Orly coupe le son…

… Et on ne peut que s’en réjouir pour les habitants dont la maison prolonge l’axe des pistes. Mais quand même, l’aéroport d’Orly aux arrêts de rigueur au moins jusqu’à l’automne, c’est tout un diaporama qui se déclenche. De Gaulle l’avait inauguré au mois de février 1961. Construit en quatre ans par l’architecte Henri Vicariat, Orly symbolisait plus que n’importe quel autre bâtiment, une ère nouvelle. Avant de monter à bord d’une Caravelle d’Air France, c’est bien de là qu’on partait « vers des étoiles nouvelles ». Les caravelles de José Maria de Heredia (1842-1905) marchaient davantage à la voile mais au fond cela revient au même. Entre déhaler et décoller il n’y a finalement que peu de différences, l’idée de voyage reste constante. C’est la seconde fois de son histoire qu’Orly se fige, si l’on veut bien se souvenir d’un bref précédent en 2010, lors de l’éruption du volcan islandais Eyjafjöll.

Chacun son cinéma entre l’intime et le vrai, celui qui tourne en nous et celui qui fait fonctionner les salles obscures. Orly ne manque pas de références comme le fameux interview de Melville, dans le film « À bout de souffle » (1). L’intime c’est celui des simples visiteurs désormais seniors ou disparus, la fameuse sortie du dimanche mise en chanson par Gilbert Bécaud. On venait prendre des photos sur la terrasse. En se mêlant aux voyageurs, le promeneur pouvait s’y croire un peu. Il chapardait des bouts d’ambiance chic qui le changeaient de celle des autobus à plateforme. Mais pour les voyageurs qui partaient pour l’Afrique ou l’Amérique, l’ampleur du plaisir était sans commune mesure. À l’avance ils pouvaient serrer contre leur cœur de vrais billets en papier achetés longtemps à l’avance. Ils pensaient à des détails qui n’en étaient pas comme celui consistant à se procurer un autocollant de la compagnie aérienne, lequel viendrait garnir les flancs de leur valise et faire collection. Tout était une fête, même en classe économique. Les hôtesses élégantes à chapeau, la forte sensation du décollage, les plateaux repas, les marchandises hors taxes. On pouvait boire du Schweppes en fumant des cigarettes Chesterfield. C’est tout ce genre de choses qui conférait au voyageur l’impression d’être pleinement intégré au monde moderne, d’éprouver un réel dépaysement dans une atmosphère de luxe. Orly prenait ainsi le relais du Bourget qui avait lui-même succédé à Port-Aviation dont le caractère prémonitoire incidemment, n’avait pas échappé à Guillaume Apollinaire (2).

Cependant que cette liberté effrénée est désormais sous caution. La magie du départ en avion a été progressivement corrodée, dévoyée, voire abolie par les contrôles tatillons, les détournements, les pilotes kamikazes, la banalisation du transport par les charters. Depuis plusieurs décennies et singulièrement depuis moins de deux mois, l’homme libre y compris le piéton, est un suspect fiché, un fugitif présumé. Celui qui voyage est peut-être un terroriste, un disciple d’Edgar Snowden, il faut vérifier. En outre le passager d’aéroplane altère le climat, contribue à l’extinction des espèces. Depuis peu, il est par ailleurs susceptible de transporter dans son métabolisme à double-fond, une drôle de bille à ventouses qui fait mourir d’asphyxie les moins chanceux tout en provoquant une névrose inédite de paranoïa chez les autres. Le fait contagieux n’est pourtant pas apparu avec les avions. On crevait aussi des épidémies sur les bateaux de naguère.

De tout temps l’humanité a voyagé à ses risques et périls. L’évolution des sociétés a rendu cette caractéristique intolérable. La sécurité, l’écologie et la santé auront bientôt raison de nos libertés. C’est l’autoroute à trois voies de l’autoritarisme éclairé. La fermeture d’Orly, même provisoire, en est hélas un signe avancé.

PHB

(1) Extrait de « À bout de souffle »

(2) À propos de Port-Aviation et du Bourget sur Les Soirées de Paris

 

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2 réponses à Orly coupe le son…

  1. Kate dit :

    Bel article . Je pense aussi pour ma part à La jetée, le merveilleux et terrifiant film de Chris Marker . Évoque la « grande jetée d’Orly » dans les années 62. Rien ne distingue sur le moment les souvenirs des autres événements . C est après qu on les reconnaît aux cicatrices qu’ils laissent …( citation de mémoire)

  2. Biraud Marie Christine dit :

    Merci pour votre article que j’ai trouvé très intéressant .
    Je partage votre vision du symbole que représente Orly : le progrès, le prestige et l évasion.
    Comme vous l indiquez,Orly a inspiré le cinéma et la chanson , vous évoquez Gilbert Becaud et je pense aussi à celle de Jacques Brel  » Orly  » tellement poignante !
    Cette liberté de voyager a disparu , pour de bonnes …et moins bonnes raisons , vous parlez d autoritarisme éclairé, c’est très juste .
    Je reprends votre terme qui peut s’étendre à d’autres domaines que le transport aérien , sous prétexte de « motifs sanitaires » …..On peut s’interroger sur l objectif de cette communication effrénée sur la plupart des médias sur les dégâts du virus , elle n’est en rien bénéfique à la santé de chacun , au contraire , elle engendre la peur et fragilise et elle « confine « l’esprit critique de chacun …et sa capacité à prendre du recul .

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