Genèse d’un vaticinateur

La peinture de Giorgio de Chirico n’est pas facilement accessible et l’exposition en cours au musée de l’Orangerie entretient cette réputation d’artiste versé dans la métaphysique militante. Parmi toutes les œuvres présentées figure incidemment « Le vaticinateur », achevée en 1915. Mais celle-là a été partiellement décodée, sachant au passage que le vaticinateur est quelqu’un qui prophétise. Dans l’album qui a été publié à l’occasion d’une précédente exposition au musée d’Art Moderne en 2009, le professeur Willard Bohn avait rappelé certains éléments passionnants à propos de ce tableau où plane quelque peu l’esprit de Guillaume Apollinaire. C’est ce dernier qui a découvert de Chirico, né le 10 juillet 1888 à Volos en Thessalie, et mort le 20 novembre 1978 à Rome. C’est à Apollinaire (qui lui dédiera un poème) que de Chirico doit d’avoir été mis en contact avec l’acheteur Paul Guillaume.

Et donc en 2009, Willard Bohn racontait l’histoire suivante dont le point de départ était la publication en 1914 du poème d’Apollinaire, « Le musicien de Saint-Merry ». Peu de temps après, Apollinaire tenta d’en faire une pièce de théâtre avec pour objectif de la présenter à New York. Il s’était allié pour ce faire avec Alberto Salvinio, de son vrai nom nom Andrea de Chirico et frère du premier. Alberto avait exécuté plusieurs dessins représentant notamment le protagoniste du « Musicien de Saint-Merry », soit « un homme sans visage, jouant de la flûte » et conduisant « un cortège de femmes à travers le quartier parisien de Beaubourg » (là où se trouve la fameuse église Saint-Merry). Et Chirico s’était inspiré des dessins de son frère pour élaborer « Le vaticinateur ». Ce n’est pas qu’une anecdote puisque des années plus tard, dans une lettre de 1925 au marchand Paul Guillaume, Giorgio de Chirico parlera du « Vaticinateur » et sans modestie superflue, comme l’un des « tableaux les plus importants de cette époque, une réussite magistrale sur tous les plans ».

C’est ainsi que cette exposition nécessite un trousseau de clés propre à percer différents mystères, révéler certaines discordances et souligner moult accointances. Rien n’y est innocent, tout a son explication. Il y est beaucoup question d’Apollinaire qui recevait de Chirico à son domicile du boulevard Saint-Germain et d’un fameux portrait du premier par le second que l’on a pris l’habitude de qualifier de prémonitoire puisque l’on y voit un poète ressemblant à Apollinaire avec une cible sur la tempe. Une blessure qui devait advenir au même endroit lorsque Apollinaire fut touché par un éclat d’obus durant la guerre. C’est d’ailleurs ou peut-être à cause de ce conflit que le projet de pièce lié au « Musicien de Saint-Merry » n’aboutira pas.

Cette exposition (que l’on aurait voulue moins pénalisée par d’entêtants reflets) vaut notamment par son contexte et par une pléiade d’artistes ayant, à titres divers, accompagné la carrière du peintre et quelque peu poète à ses heures (voir en annexe). On y trouvera notamment nombre d’exemplaires des Soirées de Paris, revue qui tint un rôle essentiel dans l’éclosion et la propulsion de la peinture moderne durant sa première et courte existence. On ne manquera pas au passage, la série de natures mortes de Giorgio Morandi (1890-1964), au modernisme tout aussi convaincant que diablement élégant. Morandi a fait la connaissance de Chirico en 1919.

Enfin, il est impératif de ne pas franchir le sas de sortie sans marquer un temps d’arrêt devant la photo de Man Ray qui présente en 1922, l’écrivain surréaliste André Breton maquillé, posant devant l’œuvre de Giorgio de Chirico, « L’énigme d’un jour ». Au verso du tirage original, Breton avait mentionné « Prière de soigner particulièrement ce cliché ». Il avait découvert l’artiste chez Apollinaire, c’est dire à quel point les personnalités de cette belle époque mêlaient leurs histoires aux uns et aux autres. Il en résultait une émulation extraordinaire dont la dynamique s’est bel et bien perdue depuis. Entre Breton et de Chirico en tout cas, l’animosité et le rejet succèderont à l’admiration et à l’amitié. Le second écrivant un jour à son frère: « Ça ne vaut vraiment pas la peine de se mêler aux surréalistes. Ce sont des gens crétins et hostiles ». En 1934, Salvador Dali aboutira du reste à la même conclusion (1) en des termes bien peu amènes mais drôles.

PHB

« Giorgio de Chirico, la peinture métaphysique » Musée de l’Orangerie, jusqu’au 14 décembre

(1) À propos de Breton et Dali

« Océan de terre » (par Guillaume Apollinaire)

À G. de Chirico.

J’ai bâti une maison au milieu de l’Océan
    Ses fenêtres sont les fleuves qui s’écoulent de mes yeux
    Des poulpes grouillent partout où se tiennent les murailles
    Entendez battre leur triple cœur et leur bec cogner aux vitres
                                  Maison humide
                                  Maison ardente
                                  Saison rapide
                                  Saison qui chante
                        Les avions pondent des œufs
                        Attention on va jeter l’ancre
    Attention à l’encre que l’on jette
    Il serait bon que vous vinssiez du ciel
    Le chèvrefeuille du ciel grimpe
    Les poulpes terrestres palpitent
    Et puis nous sommes tant et tant à être nos propres fossoyeurs
    Pâles poulpes des vagues crayeuses ô poulpes aux becs pâles
    Autour de la maison il y a cet océan que tu connais
    Et qui ne se repose jamais

(Calligrammes)

Extrait d’un poème de Chirico, en exergue sur les murs de l’exposition:

« Mélancolie »

Lourde d’amour et de chagrin
Mon âme se traîne
Comme une chatte blessée.
Beauté des longues cheminées rouges. Fumée solide.
Un train siffle. Le mur.
Deux artichauts de fer me regardent (…)

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2 réponses à Genèse d’un vaticinateur

  1. Yves Brocard dit :

    Bonjour et merci de signaler cette exposition,
    J’y suis allé hier sans enthousiasme et j’ai été émerveillé par cette exposition. On y voit de près des œuvres connues pas leurs reproductions et venues du monde entier. J’ai lu une critique (Télérama rabat-joie!) regrettant qu’elle ne couvre pas la période post-parisienne de de Chirico, mais je trouve que focalisée sur l’avant-première guerre permet de voir le meilleur et la genèse de son art très original. Je n’ai pas lu de renvoi à l’œuvre de Dali, mais y est pensé devant ces toiles.
    Je n’ai pas été gêné par les « entêtants reflets » qui vous ont perturbés et, au contraire, dans la partie exposition permanente de la collection Paul Guillaume, j’ai trouvé l’éclairage absolument parfait. Moi qui aime regarder les œuvres de très près (quand le/a surveillant/e ne siffle pas) pour voir le travail de l’artiste, j’avais toujours l’impression qu’il n’y avait pas de vitre de protection. Il y en avait mais rendues invisibles par le choix de verres sans reflets et un éclairage très bien pensé. Et c’est un plaisir de se promener dans ces nouvelles salles, un accrochage aéré, un choix d’œuvres que seul un collectionneur peut rassembler. Heureusement qu’ils existent!
    Par contre je n’ai pas adhéré du tout au catalogue de l’exposition de Chirico avec tous ses petits encarts, un format, un papier et une édition qui font cheap. Cela contraste avec les superbes catalogues qui sont le must de chaque exposition, avec malheureusement des prix inflationnistes.
    J’ai vu ensuite l’exposition sur la genèse de l’emballage du Pont Neuf au Musée Pompidou, qui est aussi remarquable. Le film qui retrace cela vaut la peine de se serrer dans la salle de projection et ses 58 minutes. La réaction de Chirac alors Maire de Paris au projet est savoureuse, sa décision, alors que cela ne coûtait rien à la ville, n’étant prise qu’à l’aune de impact positif ou négatif que cela pourrait avoir sur le vote des Parisiens aux prochaines municipales. Et quand on ne sait pas évaluer cet impact, on dit non, c’est plus simple. Heureusement de Lang était là pour donner son feu vert au projet!

  2. anne chantal dit :

    Merci Mr Philippe Bonnet, pour votre page du jour, que j’attendais avec impatience !
    et petit rappel pour ma mémoire défaillante, alors que je suis allée déjà deux fois rendre visite à Chirico !

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