Colonisation et théâtre d’objets

Le Mouffetard – Théâtre des arts de la marionnette a lui aussi rouvert ses portes et ceci pour notre plus grand plaisir. Sa saison a donc débuté avec deux spectacles de la Compagnie à. Programmée initialement en mars dernier, celle-ci a heureusement pu être reprogrammée en octobre. Cette compagnie des Pays de la Loire a la particularité de mêler jeu d’acteur et théâtre d’objets et d’inventer constamment de nouvelles formes théâtrales. Le mouvement et le burlesque y jouent, par ailleurs, un rôle prépondérant. Explorant le rapport du minuscule à l’universel, elle s’intéresse tout particulièrement au thème du vivre ensemble et aux rapports entre les peuples. Après “Le chant du bouc” (1) où une comédienne et deux comédiens reconstituaient en miniature une banlieue pavillonnaire coquette et proprette dans laquelle survenait un crime, pour questionner la figure du “bouc émissaire”, “La Conquête” sonde les grands ressorts de la colonisation et explore les stigmates de cette dernière sur notre société actuelle. Avec bien évidemment toute la distance et l’humour que permet le théâtre d’objets.

Fait finalement assez rare pour être souligné dans ce lieu voué à “défendre et promouvoir les formes contemporaines des arts de la marionnette dans leur plus grande diversité”, un castelet occupe ici pratiquement toute la scène. Habitués que nous sommes à découvrir au Mouffetard des spectacles associant aussi bien théâtre, écriture, danse, musique, arts plastiques… et technologies de pointe dans le domaine de l’image et du son, il nous semble ainsi revenir au petit théâtre de notre enfance. Mais nous ne sommes pas chez Guignol, loin de là, et le castelet s’avère très élaboré, un véritable décor en soi dans lequel dominent harmonieusement le bleu, le blanc, le rouge et le jaune. Ingénieux et agréable à contempler, il nous raconte déjà une histoire, avant même le début du spectacle : des toiles de jute punaisées sur lesquelles sont imprimés les labels “Produce of Vietnam”, “Café du Laos” ou encore “Produce of D.R.Congo”, une carte du monde du temps des colonies, des radios vintage encastrées qui feront la part belle au son, un fût métallique d’essence de la marque Elf posé à l’avant-scène ou encore des ouvertures pratiquées aux deux extrémités du castelet, telles des fenêtres, dans lesquelles les comédiennes viendront  se glisser et incarner différents personnages.

Le spectacle débute sur un air de country avec des figurines d’indiens miniatures en plastique coloré comme celles avec lesquelles s’amusent à jouer les enfants. Une comédienne (Dorothée Saysombat), bientôt rejointe par une seconde (Sika Gblondoumé), manipule les petits indiens tout en émettant différents cris chantés. Rapidement, le duo se lance dans un véritable concours de vocalises du plus haut comique. L’arrivée d’une figurine de cowboy, bien plus grande que les précédentes, viendra mettre fin à ce joyeux tapage. Voilà, c’est clair, intelligent, on ne peut plus imagé. Comment raconter avec légèreté et en quelques minutes la conquête de l’Ouest ? Le ton est donné.
Pendant près d’une heure, les scènes s’enchaînent, débordantes de créativité, plus inventives les unes que les autres. Évitant l’écueil de la reconstitution historique, le spectacle nous parle, toujours avec dérision et humour, de la colonisation au sens universel, de ce désir de conquête qui a de tout temps existé et perdure encore malheureusement de nos jours.

À la multitude d’objets utilisés viennent s’ajouter des fragments de corps humain. Oui, vous avez bien lu : des fragments de corps. Et c’est encore là une des belles trouvailles de ce spectacle. Le corps d’une femme apparaît par moments partiellement : une jambe, un bras ou une nuque se font ainsi colline ou montagne du pays colonisé. Par l’utilisation du corps comme territoire, terrain de jeu, de pillage ou d’exploitation, le spectacle nous parle du corps colonisé, de la manière dont le fait de mettre un pays sous sa dépendance amène à l’asservissement des esprits et des humains.

Tout est intelligemment évoqué : de la soumission des nouveaux territoires par les armes à l’exploitation des ressources naturelles, en passant par la mise au pas des populations, chaque étape de l’acte de domination est rappelée. Les références contemporaines nous remémorant notre passé colonial sont multiples, de l’album d’Hergé “Tintin au Congo” (1931) à la chanson de Michel Sardou “Le temps des colonies” (1977), sans oublier le sucre de la marque Béghin-Say ou encore le chocolat Banania.

Avec “La Conquête”, Dorothée Saysombat, comédienne-metteur en scène d’origine laotienne et chinoise, et Sika Gblondoumé, chanteuse-comédienne d’origine béninoise, ont intelligemment relié leur histoire personnelle à l’histoire universelle. À travers certaines scènes où elles jouent leur propre rôle, elles nous parlent ainsi directement de l’héritage de la colonisation, des séquelles de l’esprit colonial dans les manifestations de racisme ordinaire. L’obtention d’un acte de naissance pour une Française d’origine laotienne ou d’une carte de bibliothèque municipale pour une Française dont les ancêtres habitaient jadis le royaume du Dahomey s’avèrent des actes de bravoure là encore du plus haut comique.
Le duo de comédiennes fonctionne à merveille. Toutes deux, très talentueuses, s’avèrent merveilleusement complémentaires.

Si la période des représentations sur Paris est, comme toujours, assez courte, une belle tournée s’annonce déjà en province et à l’étranger. Alors, si “La Conquête” passe près de chez vous, ne ratez surtout pas l’occasion de découvrir ce très beau spectacle !

Isabelle Fauvel

 

(1)  “Le chant du bouc”, du 1er au 4 octobre au Mouffetard – Théâtre des arts de la marionnette.
Dates de tournée : https://compagniea.net/prochaines-dates/

“La Conquête” par la Compagnie à, conception et direction artistique de Nicolas Alline et Dorothée Saysombat, interprétation de Sika Gblondoumé et Dorothée Saysombat.
Du 7 au 15 octobre 2020 au Mouffetard – Théâtre des arts de la marionnette

Dates de tournée 2020-2021 : https://compagniea.net/prochaines-dates/
•   Jeudi 22 octobre 2020 : Le Sablier – Pôle des arts de la marionnette en Normandie – IFS (14)
•   Jeudi 26 novembre 2020 : Le Périscope – Nîmes (30)
•   Mardi 19 janvier 2021 : Théâtre Le Marais – Challans (85)
•   Du mardi 2 au vendredi 6 février 2021 : Le Grand T – Nantes (44)
•   Mardi 16 mars 2021 : Espace Jeliote-Scène conventionnée arts de la marionnette- Oloron Ste Marie (64)
•   Vendredi 9 avril 2021 : Théâtre de l’espace de Retz – Machecoul (44)
•   Vendredi 23 avril 2021 : Salle du Tertre – Brissac-Quincé (49)
•   Du mercredi 26 au dimanche 30 mai 2021 : Théâtre des Marionnettes de Genève – Genève (Suisse)
•   Samedi 26 juin 2021 : Blickwechsel festival – Magdeburg (Allemagne)
•   Juillet 2021 : Nouveau Grenier – Festival d’Avignon – Avignon (84)

N'hésitez pas à partager
Ce contenu a été publié dans Spectacle, Théâtre. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Une réponse à Colonisation et théâtre d’objets

  1. Yves Brocard dit :

    Merci de nous (me en tout cas) faire découvrir ce théâtre actuel, loin des poncifs répétés depuis des lustres.
    Et je découvre à la dernière ligne, que le festival d’Avignon aura lieu l’été prochain. Une lumière au fond du tunnel qui donne de l’espoir.

Les commentaires sont fermés.