Protégeons nos biens (d’après une histoire vraie)

Dimanche. Il est content; la tête au repos. Ca ne lui était pas arrivé depuis longtemps, une telle aubaine. De plaisir il remue les orteils dans ses chaussettes poisseuses et s’étire comme un chat. Il a bien installé ses cartons, ceux qu’il a eu l’idée d’apporter, pour le confort. Ça fait plusieurs nuits qu’il crèche là, tranquille, peinard, à l’abri de la pluie, du froid et puis des autres, des comme lui, pas plus méchants, pas plus violents mais des fois, ça dérape, pour un bout de carton, une cigarette, une bière, un coin de porte et alors… Alors tout peut arriver, les vilains bobos et même pire. «La rue; c’est pas Byzance». Ça, c’est un vieux de la vieille qui lui a souvent répété. Il ne sait pas qui c’est Byzance mais bon, c’est pas la rue.. Et là, depuis quelques nuits, c’est plus la rue et ça c’est Byzance.

Ça a été un sacré coup de chance mais pas que; il y a le coup d’œil aussi, pour trouver un recoin, une niche, un trou. Il y coince son vieux duvet et tous deux se dérobent aux regards, à la nuit, à la pluie, au danger. Sa rétine capte, enregistre, un vrai radar ! Et là, coup de chance ou coup d’œil, dans le hall derrière les grilles, un mec qui sort les bennes à ordures d’un local pouvant faire l’affaire. Il est passé et repassé, mine de rien ; il a élaboré un plan dans sa tête ; elle fonctionne vite, sa tête quand une affaire se présente. Il est jeune encore ; la rue, l’alcool et le reste ne lui ont pas encore troué les méninges ; il est même malin ; la débrouille et lui font bon ménage. Alors, il y a quelques jours il a attendu l’heure noire, celle du sommeil des autres et vlan, il s’est propulsé contre la grille. Pas bien solide, elle s’est ouverte au second assaut. Court moment de panique quand la lumière blanche du hall s’est automatiquement allumée.  «Du calme, mon gars; y a personne. C’est seulement cette p.. de lumière». Vite, il a ouvert la porte du local ; pour quelques heures il était chez lui..

De nuit en nuit en nuit, il s’est enhardi. Fini le qui-vive des premiers temps. Il est rodé maintenant : attendre, forcer la grille, se glisser dans le local comme on rentre chez soi, installer les cartons sur les bennes, loin du sol qui pue, se glisser dans son duvet, enlever son pull et en faire un oreiller, il fait bon dans le local, le grand luxe, quoi ! Au chaud, détendu il pose sur un parpaing une bouteille de Fanta et ses clopes… Il est bien, il en grille une, écrase le mégot avant de le jeter dans la benne la plus proche, il baille , il savoure, il s’endort.

Mardi. Une photo sur le réseau WhatsApp interne à la résidence jette la panique dans le Landerneau de l’immeuble. On y voit un homme, jeune, endormi sur des cartons dans le local poubelle. Il ne s’est pas réveillé ce matin. Ces derniers jours il a baissé la garde, pas guetté les bruits, le confort, ça ramollit.. Il dort encore mais dans l’immeuble on s’organise; les téléphones crépitent, les propositions fusent: virer l’individu, appeler la police municipale, organiser des rondes de nuit… car diable, l’enjeu est de taille : il faut protéger ses biens! Et tous les scénarios catastrophes défilent sur le réseau. Les vols, bien sûr mais pas seulement. Et si l’individu urinait dans le local, d’ailleurs, ça pue déjà, et si il y mettait le feu par une clope mal éteinte, et si ses copains rappliquaient en un squat bruyant et bordélique de poivrots prêts à tout, et qui paierait, sûrement pas l’assurance, et si… Les esprits s’échauffent. L’ennemi est dans les lieux ; haro sur l’intrus; il faut s’en débarrasser vite et définitivement. Sur son matelas de carton, il se réveille brusquement, pris dans la lumière du plafond comme un lièvre dans les phares d’une voiture. À ses côtés, deux hommes, bien mis, rasés de frais, classe moyenne sup, un peu embarrassés, surtout le plus âgé, la quarantaine hésitante. Il voit tout de suite que ce ne sont pas des mauvais bougres, des violents, des casseurs de sans abris mais derrière eux il y a la meute des proprios, des hérauts du « bien à soi », des croisés de la propriété et ces deux-là en sont les émissaires et les exécuteurs. Lui, encore embrumé par son rêve la joue conciliant : oui, il a forcé la grille ; oui, il comprend non, il ne reviendra plus. Nonchalamment il récupère ses biens, duvet, cartons, clopes. La bouteille de Fanta est vide. Il la jette dans la benne qui lui a servi de matelas et sort. La nuit prochaine, il sera plus prudent.

Mercredi. Il pleut. Il a traîné tant qu’il a pu. Mais là, il est fatigué et plus mouillé qu’un chien. C’est l’heure déserte ; il ne risque rien et demain, sûr, il se réveillera tôt. Juste fumer sa clope et se poser quelques heures . Ça ne fera de mal à personne et lui, ça le retapera..
Il avance et s’apprête à foncer dans la grille mais s’arrête net. Un énorme antivol avec cadenas codé en assure la sécurité. « Les salauds ! ». Il repart sous la pluie.

Maïté Goulliart

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3 réponses à Protégeons nos biens (d’après une histoire vraie)

  1. Bruno C. dit :

    Bien vu et tellement vrai
    On pense à l’acceptation des ckochards dans un autre temps de Paris. et on reçoit cette histoire amèrement en se demandant quel rôle on y jouerait…
    ps
    j’entends et je lis souvent l’étrange locution « mais pas que »
    Je n’en comprends pas le succès et j’avoue ne pas aimer cette formule de bord de ravin.

  2. Yves Brocard dit :

    C’est quoi une « formule de bord de ravin »?

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