Evadons-nous avec Philémon

À l’heure où il est plus que jamais nécessaire de s’évader par l’imaginaire, la bande dessinée semble une belle échappatoire à la morosité ambiante. En avril dernier, le comédien et chroniqueur de radio François Morel déclarait non sans humour : “J’ai eu le projet de profiter du confinement pour lire Proust. En fait, je crois que je vais relire Astérix.” Alors, pour ce bis repetita qui s’éternise, Proust ou Astérix ? Les deux cases ayant déjà été cochées, ce serait plutôt : “Les hommes de bonne volonté” ou Blueberry ? Ce sera finalement Philémon… Une évasion par le rêve et les images. Petit rappel pour celles et ceux qui n’auraient pas lu ou même jamais entendu parler de Philémon : la série des Philémon a été créée par un auteur et dessinateur français, Fred (1931-2013), de 1965 à 1986, avec un tout dernier album paru sur le tard, en 2013. La série narre les aventures d’un jeune adolescent, Philémon donc, dans le monde onirique des lettres de l’Océan Atlantique. Oui, vous avez bien lu : “dans le monde onirique des lettres de l’Océan Atlantique. ”

Reprenons. En allant, un beau jour, chercher de l’eau au puits, le jeune garçon y découvre une bouteille contenant un message appelant à l’aide. Une deuxième suit aussitôt avec un message analogue. Intrigué, Philémon descend dans le puits et se voit alors aspiré dans un monde fantastique où les ombres et le soleil marchent par deux, les plantes ont l’apparence d’horloges sans aiguille, des bouteilles en verre poussent dans les arbres… Dans ce monde étrange, il fait la connaissance de Barthélémy, le puisatier qui avait jadis disparu au fond du puits qu’il était justement en train de creuser, et vit depuis quarante ans, tel un naufragé, sur la première lettre du mot “Atlantique”. Posées au beau milieu de l’océan comme des îlots, les lettres seraient ainsi des îles qui existeraient sans vraiment exister, d’où leur absence des cartes géographiques.

Sur sa lettre, le vieil homme vit en compagnie d’un centaure nommé Vendredi (ça vous rappelle quelque chose ?) dans une petite cabane en bois qu’il s’est construite et qui n’a cessé depuis de pousser comme une plante et de s’embellir jusqu’à ressembler à un véritable Xanadu. Philémon et Barthélémy ne vont désormais plus se quitter. Leur premier objectif sera de quitter le “A”. L’oracle d’une licorne, “Qui est entré par le A sortira par le A” n’avait jusque-là pas été d’un grand secours au vieux naufragé qui vivait en réalité sur le second “A” tout en pensant vivre sur le premier. Revenu sur terre, après moult aventures, Barthélémy, nostalgique de sa vie d’antan, n’aura ensuite de cesse de vouloir retourner sur son “A”. C’est ainsi que les deux amis poursuivront leurs voyages de lettre en lettre et d’un monde à l’autre, aidés en cela par Félicien, l’oncle un brin sorcier de Philémon, et sous le regard toujours incrédule d’Hector, le père de l’adolescent, qui se refuse avec obstination à croire en un monde parallèle.

Si chaque album relate une aventure différente, il commence et se termine de manière relativement similaire, rappelant en cela la structure des aventures de “Little Nemo in Slumberland” (1) où toutes les planches commencent avec le petit garçon prêt à s’endormir, puis finissent par le réveil brutal de l’enfant tombé du lit. Ainsi Philémon se promène-t-il, l’air rêveur, près de chez lui à la campagne, en compagnie de son âne Anatole. Son père ainsi que le hérisson qu’Anatole avait un jour pris pour un chardon ne sont jamais loin. Puis, aidé ou non par son oncle Félicien, en compagnie ou non de Barthélémy, Philémon bascule d’une manière ou d’une autre dans le monde onirique des lettres. Il en ressort de manière tout aussi précipitée, ce monde parallèle ayant de nombreuses correspondances insoupçonnées avec le nôtre.

Tout l’art de cette bande dessinée réside dans l’immense créativité de son auteur, tant sur le plan narratif que visuel, son incroyable inventivité, sa richesse féérique, sans oublier l’humour et les multiples références en tout genre. L’auteur se permet tout, s’amusant avec les cases elles-mêmes, cassant les codes. Parfois, il va même jusqu’à reprendre des illustrations anciennes de magazines ou de cartes postales qu’il retravaille en y ajoutant différents éléments ou personnages.

Des dizaines et des dizaines de créatures tout aussi fantastiques que poétiques peuplent ces centaines de pages : des représentants de l’ordre aux allures de papillons géants, un piano sauvage, un tailleur d’ombres (très utile pour les personnes ayant perdu leur ombre), un phare-hibou, une baleine à rames, un charmeur de mirages, des manu-manu (mains géantes qui se déplacent toutes seules), des polytechniciens à roulettes, des criticakouatiques (pour les représentations sur l’eau), des anges-clowns, des soldats du printemps, des rois-soleils et des reines-lunes…  sans oublier Arthur Imbo et son bateau ivrogne et le Don Quichotte de l’Atlantique. Comme vous pouvez le constater, Philémon n’a rien à envier au pays des merveilles d’Alice. Dans cet univers enchanté, les décors ne sont pas en reste, des geôles en forme de zèbre au sol qui s’ouvre avec une fermeture éclair, en passant par un décor de brouillard de chiffres ou une montagne qui s’épluche et révèle un escalier inversé… Bref, un ensemble des plus bigarrés.

Parmi les nombreux accessoires loufoques qui accompagnent décors et personnages, le miroir qui retarde et le divan à souvenirs s’avèrent aussi extrêmement amusants.
Dans ce monde fantasmagorique, richement coloré, les personnages récurrents, immuables de par leur physique et leur caractère, sont des repères auxquels il fait bon se raccrocher. Ainsi le sympathique Philémon, d’humeur douce et rêveuse, ne s’étonne-t-il jamais de rien et prend-il les aventures comme elles viennent. De grande taille, un peu voûté, il a le visage allongé et les cheveux noirs, avec de longues mèches sur le devant. Il marche toujours pieds nus et porte un pantalon noir avec un pull rayé bleu et blanc, trop court, qui laisse voir son nombril, comme un adolescent qui aurait grandi trop vite. Barthélémy, rouspéteur et colérique, chevelu en diable avec moustache et barbe blanches et tout de vert vêtu, nous fait, lui, penser à un nain de jardin.

Cet univers poétique, aussi imagé, mais beaucoup moins terrifiant que celui de Lewis Carroll, a tout pour séduire petits et grands. Enfin loin des réalités de notre monde, quel bonheur de s’échapper un temps sur les lettres de l’Atlantique.

Isabelle Fauvel

(1)    “Little Nemo in Slumberland” est une bande dessinée créée par l’auteur américain Winsor McCay, considéré comme le précurseur de la bande dessinée moderne. Elle fut publiée d’octobre 1905 à juillet 1914 dans l’édition dominicale du « New York Herald », puis du « New York American ».

 

Les aventures de Philémon dans le monde des lettres en 15 tomes : “Le Naufragé du ‘A`”, “Le Piano sauvage”, “Le Château suspendu”, “Le Voyage de l’incrédule”, “Simbabbad de Batbad”, “L’île des brigadiers”, “A l’heure du second ‘T`”, “L’arche du ‘A`”, “L’Âne en atoll”, “La Mémémoire”, “Le Chat à neuf queues”, “Le Secret de Félicien”, “L’Enfer des épouvantails”, “Le Diable du peintre” et “Le Train où vont les choses”. À noter l’existence d’un premier tome, “Avant la lettre”, qui n’a rien à voir avec les suivants. Constitué de deux histoires anciennes, “Le mystère de la clairière des trois hiboux” et “Par le petit bout de la lorgnette”, il met en scène, dans un style potache et enfantin, le personnage de Philémon avant que ne commencent ses voyages dans le monde des lettres.
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5 réponses à Evadons-nous avec Philémon

  1. Basilic dit :

    Merci pour ce retour dans le monde féérique de mon adolescence rêveuse. Dire que javais oublié mon vieil ami Philemon… Grâce a vous il a repris sa place à mes côtés pour m’encourager à rêver, sourire, avancer et espérer.

  2. Jean-Baptiste Ducournau dit :

    Dévorant la collection de Pilote de mes parents enfant l’œuvre de Fred (ce grand spécialiste des calembours) n’était pas ma favorite. Mais cet article donne une furieuse envie d’y replonger avec un regard plus adulte 😉
    Merci pour la suggestion !

  3. Marie-Hélène Fauveau dit :

    Mince
    vais-je reconnaître que je ne connais pas Philémon?…
    Heureusement je vais pouvoir me faire un nouvel ami
    Merci

  4. Frédéric Maurel dit :

    Ado, j’en avais lu 2 ou 3 à la bibliothèque mais sans trop accrocher (j’étais plus intéressé par Bilal et Christin) ; malgré tout, il m’en reste des images et qui sait si, 40 ans plus tard, je ne vais pas m’y remettre…

  5. philippe person dit :

    Fred apparaissait en tant que personnage récurrent dans les enquêtes de Bougret et Charolles dessinées par Gotlib… Le commissaire Bougret (Gébé) et son fidèle Charolles (Gotlib lui-même) étaient confrontés à des enquêtes où il y avait toujours deux suspects, Fred et Goscinny (toujours le coupable)…
    Ah Pilote, Mâtin, quel journal ! Et ce Frédéric Aristidès dit Fred, quel artiste !

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