Recette de saison

Au mitan de son règne, Sa Majesté Louis le Quatorzième avait les mâchoires fort délabrées. Par surcroît, en 1685, un chirurgien avait malencontreusement lors de l’extraction d’une dent gâtée, perforé sa voûte palatine. Bref, il résultait de tout ceci une gêne à la mastication dont ses cuisiniers durent tenir compte. Pour satisfaire son grand appétit, ils lui confectionnèrent des mets à la consistance pâteuse, des hachis, des bouillis, des compotes, des purées. Dès lors, pourquoi ne pas prétendre « à la royale » ces plats cuisinés à son intention. La tradition rattache aux difficultés bucco-dentaires du souverain une préparation longue, onéreuse et compliquée dénommée par conséquent « lièvre à la royale ».
Une trace dudit gibier existerait dans un traité de Menon, « Les soupers de la Cour ou l’art de travailler toutes sortes d’aliments pour servir les meilleures tables », édité à Paris en 1755. Mais il est d’usage d’attribuer la codification de cette recette de légende à Antonin Carême, en 1833, selon son « Art de la cuisine au XIX ème siècle ». Roi des cuisiniers, cuisinier des rois, il en était bien capable, nouvelle raison d’attribuer à cette création l’épithète de royale. Toutefois, d’autres sources conduisent à la rattacher au fonds culinaire du Périgord, évocateur de foie gras et de truffes.

Une certitude, elle apparaît sous le parrainage de Carême en 1907, dans la « Gastronomie Pratique » d’Henri Babinski, alias Ali Bab, sous sa forme la plus officielle : un lièvre désossé, mariné au vin, farci de porc et des merveilles rappelées ci-dessus, auxquelles s’ajoutent les organes de la bête, foie, cœur, poumons. Le sang conservé servira à lier la sauce. Le lièvre est alors cuit longuement, à petit feu, dans un vin de Bourgogne.

« Le Larousse Gastronomique » de 1938 permet à Prosper Montagné d’en faire l’éloge, à la rubrique « lièvre farci à la périgourdine », admettant « ou à la royale », en s’excusant du caractère pompeux du sous-titre. « Cet apprêt, qui est une chose magnifique, ne doit pas être confondu » précise t il, « avec celui du même nom, que fort longtemps on a considéré à Paris comme une façon de chef d’œuvre culinaire, et qui, en réalité, n’était qu’une assez médiocre capilotade parfumée à grand renfort d’ail et d’échalote ». Commentaire ravageur s’inscrivant dans la tradition nationale du débat de société, séparant le pays en deux camps pour les motifs les plus superficiels. Pardon, en trois camps, car il conviendrait de ne pas oublier l’effectif dès lors tenu pour quantité négligeable de ceux qui s’en tapent.

Car il existe effectivement une autre préparation de lièvre à la royale, émanant du sénateur de la Vienne Aristide Couteaux. Son portrait officiel le montre, avec sa barbiche en pointe, la taille bien cambrée. Membre de la Gauche Démocratique, propriétaire terrien, rapporteur à la commission de l’agriculture, il tint une petite rubrique, intitulée « Lettres d’un paysan », signée du pseudonyme de Jacquillou, dans une feuille locale.
Il publiera également, dans le journal « Le Temps », le 28 novembre 1898, sa recette, qu’il dira héritée de ses parents poitevins. Poitou contre Périgord.

L’approche s’avère nettement différente. Certes, il y a un lièvre, et le lièvre reste un lièvre. Seuls l’Éternel et les généticiens ont le pouvoir de transformer un lièvre en autre chose : faisan à moustaches, chevreuil nain, tabouret de bar. Mais d’un côté, la farce façon Ali Bab s’étoffe, s’amplifie et frôle l’extravagance dans une sorte de gothique flamboyant gastronomique, de l’autre, Couteaux nous en apporte une version rurale, un lièvre à la royale républicain.

Paul Bocuse a pris fait et cause pour le sénateur, emmenant avec lui une cohorte de chefs, dont Joël Robuchon, Poitevin la Fidélité chez les Compagnons du Tour de France.
Le protocole façon Monsieur Paul se déroule en quatre opérations successives, sur près de 7 heures, jusqu’au service. Il conviendra alors de « sortir de la daubière le lièvre dont la forme se trouve forcément plus ou moins altérée. Dans tous les cas, placer au milieu du plat de service tout ce qui est encore en état de chair, et alors, finalement, autour de cette chair de lièvre en compote, mettre pour toute garniture l’admirable sauce si attentivement confectionnée. On n’a pas besoin de le dire, pour servir ce lièvre, l’emploi du couteau serait un sacrilège et la cuiller y suffit amplement » (1). N’était ce pas le but poursuivi par les cuisiniers du Roi Soleil ?

Une précision s’impose, marquant le fossé entre Carême et Couteaux. Si Prosper Montagné, partisan du premier, fait apparaître, comme si il en pleuvait, truffes et foie gras dans les ingrédients, Paul Bocuse indique, en leur lieu et place, trente gousses d’ail et soixante d’échalotes. Forcément, il ne s’agit plus de la même chose. Mais, remarquait l’écrivain(e ?) Colette, installée, à la fin de sa vie, dans les hauteurs du Grand Véfour, « un lièvre à la royale réussi n’a pas le goût d’ail. Sacrifiées à la gloire collective, réduites a une consomption sans seconde, les gousses d’ail , méconnaissables, sont pourtant présentes, indiscernables, cariatides qui soutiennent une flore légère et grimpante d’épices potagères ».

Alors, Carême ou Couteaux ? Philippe Labbé, à ce moment là aux commandes des fourneaux de la Tour d’Argent, proposait la synthèse : « en premier service l’épaule, façon sénateur Couteaux avec une royale œuf crème sang, avant le lièvre farci façon Carème, dans une sauce puissante, bien sûr au foie gras ».

Nonobstant l’ancien dicton, il peut être profitable de courir deux lièvres à la fois.

Jean-Paul Demarez

 

(1) Paul Bocuse La cuisine du Marché Flammarion 1976, page 298:
« Ici, je connais tout le monde, je tutoie tout le monde, tout le monde me vouvoie, et m’appelle Monsieur Paul…….comme un patron de bordel ! »

Image d’ouverture: Albrecht Dürer, Le Lièvre, 1502, aquarelle et gouache sur papier (Wikipedia commons)
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6 réponses à Recette de saison

  1. Jacques Ibanès dit :

    Merci de nous ouvrir ainsi nos papilles dès potron-minet! À cette pléiade d’illustres fourchettes, permettez-moi d’ajouter celle d’un périgourdin qui dans le domaine de l’écriture est à placer parmi les plus savoureux : Fulbert Dumonteil, dont « L’art du bien manger » (qu’on peut consulter en ligne) donne la recette de Couteaux ( magnifique et qui requiert une patience qui n’est plus tout à fait de notre époque…)

  2. demarez dit :

    Me reportant a la recette redigée par Fulbert Dumonteil, selon vos recommandations, je viens de constater que monsieur Paul, dans ses commentaires sur sa version de la préparation, a pompé outrageusement sur lui, sans même le citer…. le scélérat. Pris la main dans le sac Merci encore

  3. Esquirou dit :

    Excellent ! Quelle histoire et quelle verve…:)

  4. guillemette de Fos dit :

    Un régal !

  5. CAROLE GUINARD dit :

    LIEVRE A LA ROYALE

    Votre succulent article m’a donné l’envie de me replonger dans mes livres d’histoire culinaire, à la rubrique « Lièvre ». Une chair désormais rare sur nos étals contemporains, à l’heure où même un plat de lapin fait grimacer âmes sensibles et végétariens de tout poil (ô pardon pour l’expression !). La seule lecture du Petit dictionnaire de cuisine d’Alexandre Dumas les ferait se pâmer : il faut certes avoir l’estomac bien accroché pour se plonger dans des recettes souvent irréalisables de nos jours : Dumas se ferait aujourd’hui traiter de méchant viandard, de chasseur impitoyable, voire de tueur en série.
    Dans son ouvrage, point de recette de Lièvre à la royale, mais pour celle du Levraut à l’anglaise, il conseille : « dépouillez un levraut jeune et tendre sans lui couper les pattes, échaudez-lui les oreilles comme celle d’un cochon de lait… ». Pour le Levraut au sang, « prenez cinq pigeons en vie, tuez-les, mettez le sang sur une assiette… » La recette utilise bien sûr force truffes et coulis au vin de Champagne. Et pour la cuisson, il faut une « poupetonnière », ustensile dont tout bon(ne) cuisinier(ère) est bien sûr pourvu(e) !
    De son côté, L’Art culinaire français (Flammarion, 1950) nous explique : « il y a plusieurs sortes de lièvre à la royale : le lièvre en royale mâconnais, avec farce à base seulement de 10 gousses d’ail et de 20 têtes d’échalotes, le lièvre en royale de la Saint-Hubert, le lièvre en royale à la méthode d’Orléans et celui avec une farce truffée, etc. » La bible des cuisiniers donne la recette du lièvre à la royale « selon la méthode du Périgord », que « toutes les cuisinières sont en mesure de réussir ». Les truffes sont là aussi de la partie, sept heures de cuisson sont nécessaires pour finir par « manger à la cuiller cette chair en compote exquise ». Ah le bon temps où l’on ne comptait ni les truffes, ni son temps !

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