Divin divo et reine des reines

Jonas Kaufmann, le divin divo allemand, porte le lourd fardeau, depuis quelque vingt ans, d’un double sacre, celui du «plus grand et plus beau ténor du monde». On pourrait même lui accorder une triple couronne, «le plus grand, le plus beau, et le plus intelligent ténor du monde», faisant mentir l’ancien adage «con comme un ténor» par l’intelligence du choix de ses rôles comme de ses interprétations.
Après avoir découvert au conservatoire de Munich, vers 25 ans, comment transformer sa voix en «un jouet incassable», il a dû batailler pour se faire engager sur de grandes scènes, car on le trouvait un peu trop beau pour le prendre au sérieux. Et c’est la belle roumaine Angela Gheorghiu (alors partenaire de Roberto Alagna «à la ville comme à la scène») qui ayant repéré «his good looks», en fit une star internationale en l’imposant dans «La Traviata» au Met en 2006.
Depuis, il a abordé un nombre incroyable de rôles et pratiquement tout enregistré, alternant habilement opéras et récitals, et favorisant les lieder, un must pour tout grand chanteur allemand, le lied permettant de révéler toutes les subtilités d’une voix. Se languissant de lieder la cinquantaine franchie, le beau Jonas a profité de la pandémie pour retrouver son ami et complice de scène de trente ans, le pianiste Helmut Deutsch. «C’est pratiquement comme un mariage», proclame Helmut à propos de ce CD qu’ils viennent d’enregistrer, Jonas n’ayant jamais voulu lui faire d’infidélité sur scène ou au disque.
Sachant que le lied est un exercice particulièrement difficile, car on doit trouver une couleur différente pour chaque morceau, comme si on interprétait vingt opéras à la file,
les deux complices ont choisi pour titre «Selige Stunde», soit «Romantic Songs». Ils interprètent une pléiade de maîtres du genre, de Schubert à Mahler, en passant par Beethoven, Mozart, Chopin, Wolf, Schumann, etc., selon ce qu’ils appellent «leur playlist personnelle». Composée surtout de tous leurs «bis» ou «encores», comme on dit en anglais.

Le titre ne rend pas justice à ce voyage bouleversant qui nous entraîne sur les chemins des joies ou des peines de l’amour et de la nature, pour finir dans le déchirement et le mystère. Sachant que Jonas sait admirablement jouer de ces pianissimi dans l’opéra qui sont sa marque unique, on s’attendait à retrouver son grand art du diminuendo dans ces morceaux poétiques, mais on y découvre mille accents d’une délicatesse et d’une gravité nouvelles. Quand on n’a plus rien à prouver, n’est-ce pas, on peut tout se permettre.
Écoutons la simplicité absolue de ces deux strophes de Grieg disant tout simplement «Ich liebe dich», écoutons les murmures de la voix accordés à l’eau de la fontaine dans ce Schubert, écoutons la voix murmurant puis tonnant son amour dans cette déclaration de Carl Bohm, écoutons ces légères chansons de Mozart contées comme une romance…
A partir du « Moonlight Night » de Schumann (numéro 25), la voix se fait encore plus murmurante, et nous entraîne par des accents impalpables de songe en vision jusqu’à ce très mystérieux lied final de Malher «I am lost to the World», sombre et déchirant.
Certes, le divin divo n’est pas un ténor comme les autres…

Rien d’étonnant à ce que Jonas Kaufmann ait donné en 2018 une série de récitals de lieder signés Hugo Wolf avec sa diva de compatriote Diana Damrau, le lied coulant dans le sang germain. Visiblement le sang royal coule aussi dans les veines de la blonde Diana, qui vient de sortir un disque sur ces «Tudor Queens» qui fascinèrent le jeune Gaetano Donizetti.
Dans «Anna Bolena» nous assistons à la mise à mort de l’épouse de Henri VIII à la recherche d’un héritier mâle, dans «Maria Stuarda» la reine Elisabeth (la Reine Vierge) finit par condamner au supplice sa cousine Maria Stuarda, alors que dans «Roberto Devereux», la terrible Elisabeth s’en prend à son amant qu’elle croit infidèle.
Héritier de Rossini, son ainé de cinq ans, rival de Bellini («Norma», «La Somnambule», etc.) et précurseur de Verdi, Donizetti nous offre dans ces trois opéras des sommets belcantistes. On pourra trouver ensuite plus de tension dramatique chez Verdi et plus de passion chez Puccini, mais l’émotion belcantiste trouve ici quelque chose d’unique : ce profond bonheur, propre à l’opéra, d’une musique soutenant les mélodies les plus acrobatiques de façon absolument poignante. Ici règne la voix dans toute sa splendeur.

Il faut naturellement une grande interprète pour rendre justice à ces reines enflammées dévorées de tourments, et Diana Damrau fait preuve d’une audace et même d’un orgueil tout à fait royaux. Si elle possède un art consommé du chant dont témoigne sa brillante carrière de soprano lyrique léger puis lyrique, elle aborde cette fois, à quarante-neuf ans, des rôles redoutables dévolus aux sopranos dramatiques, et le fait en grand style, nous offrant un rare, royal et généreux cadeau : des actes entiers, les derniers de chaque œuvre. Pour fouler ces périlleux chemins, elle a su s’entourer du meilleur des maestros, Antonio Pappano, un de ces chefs vraiment amoureux des voix.

Dans la scène finale du supplice d’Anna Bolena évincée par la Seymour, Diana sait trouver des accents raffinés, quasi hallucinés, pour évoquer le délire d’Anna se croyant revenue au château de son enfance. Puis ultime aria accordant le pardon au «couple injuste» versant le sang d’Anna… Et comme elle fait résonner «il sangue mio», ce «sangue» qui va revenir si souvent sous ses lèvres lors de l’exécution de Maria Stuarda !
Sa voix se fait alors plus tragique, ses «Ah !» vertigineux montent, montent, soulignés par la seule flûte, puis repris par le chœur. Arias et chœurs donizettiens absolument inoubliables dès la première écoute de cette scène. A tomber amoureux de l’opéra à l’instant, même si on n’y connaît rien.
Encore beaucoup de sang dans la scène finale de «Roberto Devereux», lorsque Diana-Elisabetta pleure la mort de son amant, et toujours cet art si donizettien de peindre les pires situations avec une incroyable élégance vocale et musicale, provoquant un décalage absolument délectable.

Lise Bloch-Morhange

CD «Selige Stunde», Jonas Kaufmann, Helmut Deutsch, 2020, Sony

CD «Tudor Queens», Diana Damrau, Antonio Pappano, Orchestra dell’Academia Nationale di Santa Cecilia, 2020, Erato

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2 réponses à Divin divo et reine des reines

  1. gégé dit :

    bel éloge amoureux

Les commentaires sont fermés.