Le blues de Ma Rainey

Diffusé récemment sur Netflix, le film «Le Blues de Ma Rainey» nous plonge dans les coulisses de l’enregistrement d’un disque d’une reine Afro-Américaine du blues en 1927, à Chicago. C’est presqu’un «all black cast movie» : si les musiciens et la chanteuse sont noirs, l’agent et le producteur sont des Blancs, comme c’était l’usage, et l’affrontement entre eux constitue un des points forts du film (voir mon article du 16 décembre 2020 sur Robert Johnson, révélé par des Blancs newyorkais.)
Ma Rainey se fait attendre, le producteur et l’agent sont de plus en plus frénétiques, tandis que les musiciens patientent et discutent tranquillement en vieux routiers. Mais voilà que survient le jeune trompettiste Levee, qui commence par leur faire admirer ses toutes nouvelles pompes jaunes. Les autres se moquent gentiment de lui, mais le jeune vantard veut maintenant leur imposer sa propre version du grand standard qu’ils vont enregistrer, jurant que le producteur est d’accord.

Nous sortons alors du huit clos pour assister à l’arrivée de Ma, dédaigneuse et royale, hyper maquillée et opulente, occupant tout l’arrière d’une rutilante voiture, un jeunot hésitant au volant, une jolie fille assise à sa droite. Naturellement le jeunot emboutit une voiture, et Ma, plus royale que jamais, criant haut et fort, refuse d’endosser la responsabilité. Trop heureux de la voir arriver enfin, son agent, de courbettes en courbettes, se charge d’envoyer la voiture au garage.
D’emblée, le rapport de force est engagé, même si toute cette séquence est traitée sur le mode bouffon, et l’affrontement entre Blancs et Noirs ne va pas cesser. Étant donné son succès phénoménal, Ma est dans une position de force, elle en profite vis-à-vis de son agent suant et soufflant, et ne lui envoie pas dire qu’il est à sa merci, menaçant sans cesse de tourner les talons. Comment ! Il n’a même pas pensé à sa bouteille de Coca ! Dédaigneuse, elle sort l’argent de son sac et envoie deux musiciens acheter trois bouteilles…
C’est sa manière à elle de se venger du sort de son peuple, puisqu’elle symbolise cet exil des Noirs du Sud contraints, dans les années 1920, de monter vers le Nord et de s’acclimater durement à ces froides régions régies par les Blancs. On peut imaginer que si Robert Johnson, autre légende du Sud, n’était pas mort si jeune à 27 ans, il aurait lui aussi dû subir le grand exil vers le Nord.

Ma Rainey continue à faire traîner les préparatifs de l’enregistrement, se jetant goulument sur les lèvres de la jeune Noire arrivée dans ses bagages. Les musiciens continuent à deviser, et si vous avez l’impression d’assister par moment à une pièce de théâtre, vous ne vous trompez pas. Inspirée par une figure historique du blues, la pièce, «Ma Rainey’s Black Bottom», signée par le dramaturge Noir August Wilson, date de 2005.
Le metteur en scène George C. Wolfe, célèbre metteur en scène Afro-Américain de comédies musicales, se fait un devoir de la respecter, en dehors de rares incursions dehors, comme l’arrivée de Ma dans sa voiture, ou en ouverture, lors d’une scène digne d’un film policier : deux jeunes Noirs courent à perdre haleine dans des bois, scène familière nous montrant les Noirs poursuivis par les Blancs. Mais quand ils émergent, ils arrivent juste à temps pour voir Ma Rainey entonner son grand succès dans une salle de spectacle.

Tout en continuant de clamer son désir exacerbé de faire enregistrer «sa» version, Levee l’excité entreprend de séduire en douce la petite amie de Ma, lui jurant qu’il va monter son groupe et pourra l’entretenir royalement. Elle cèdera sans trop le croire, tous deux prenant de grands risques si jamais Ma…
Nous voilà enfin dans le studio d’enregistrement, les musiciens en place, Ma devant le micro. Pas question pour elle d’enregistrer la version de Levee, qui la défend jusqu’au dernier moment comme un tigre.
Puis nouvel ultimatum de la reine du blues : son neveu, le jeune chauffeur ou plutôt chauffard de sa voiture, fera l’annonce introductive du morceau. Effarement de tous, Noirs et Blancs, quand ils s’aperçoivent que le jeune neveu bégaie ! Ma s’obstine. Nouveau rapport de force. Tension insupportable. La septième prise est la bonne, quand on apprend que l’enregistrement est raté et qu’il faut recommencer !

Nous avons enfin droit, devant le micro, à ce fameux «Ma Rainey’s Black Bottom Blues» (titre américain du morceau, de la pièce et du film), morceau époustouflant célébrant le postérieur de Ma. L’actrice Viola Davis (vue notamment dans «Les Veuves» de Steve McQueen) prouve qu’elle peut tout jouer, chantant avec le swing et la crudité requises :

«All the boys in the neighborhood
They say your black bottom is really good
Comme on and show me your black bottom
I wanna learn that dance… »

A la fin du générique, un bref avis nous informe que le film est dédié à Chadwick Boseman. L’exalté Levee sera le dernier rôle de cet acteur (voir notamment « Black Panther ») mort prématurément d’un cancer, le 28 août 2020, à Los Angeles. On n’oubliera pas sa performance déchaînée, et sa façon de conter son itinéraire de jeune Noir de huit ans assistant au viol de sa mère par sept hommes blancs.
Ajoutons que le grand acteur Afro-Américain Denzel Washington est co producteur du film.

Lise Bloch-Morhange

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5 réponses à Le blues de Ma Rainey

  1. philippe person dit :

    Toujours sceptique avec l’anglicisme (voire l’américanisme) « afro-américain »…
    Y a-t-il des afro-français ou des afro-belges ? Et a contrario y a-t-il des européano-américains ?
    Et puis, n’oublions pas que les « Etats-Unis » est un pays qui n’a pas de nom… On devrait donc dire, en toute « rigueur » des « afro-étasuniens », ce qui permettrait d’inclure – à juste titre – les Antillais parmi « les afro-américains » quand ils vivent en Guadeloupe ou en Jamaïque… S’ils viennent en France, ils deviendraient des afro-français ou en Angleterre des afro-britanniques… Je crois qu’on trouverait ça tous très raciste.
    Employer l’expression « afro-américain » en français, c’est faire un pas vers le racisme viscéral étasunien… Je ne vous accuse pas, chère Lise, car il vous a échappé vers la fin de l’article…

    Tout ça pue l’euphémisme Wasp. Une horreur de plus : quand on ne sait pas nommer quelqu’un, cela veut dire qu’on le méprise ou qu’il n’existe pas… ou plutôt, comme ici, avec Denzel Washington que cela permet de le distinguer de George Washington, célèbre esclavagiste et ancêtre lointain du président Trump, qui lui, au moins, disait clairement les choses racistes.
    Bref vive le Jazz et le blues, vive le cinéma et à bas Netflix !
    Et toujours bravo pour vos articles…

  2. Lise Bloch-Morhange dit :

    Cher philippe,
    je ne vais pas à moi seule modifier le vocabulaire yankee, sachant que le terme de « African-American » a été préféré par Malcom X à « negro » ou « colored » dans les années 60, et généralisé depuis la fin des années 1980.
    Il peut vous paraitre raciste, mais c’est le choix des Noirs américains voulant rappeller leur ascendance d’esclaves africains, la lutte ne faisant que continuer avec le mouvement Black Lives Matter.
    Quant à Netflix, elle symbolise les temps nouveaux et remplace avec d’autres les grands studios hollywoodiens, rachetés par de grandes firmes industrielles et arrivés au bout de leur système créatif. C’est maintenant sur Netflix et autres que se trouve l’innovation aussi bien dans le domaine des films que des séries. Je ne révèle rien en constatant que depuis une bonne dizaines d’années, les séries ont pris le relai des films en termes de créativité et de reflet ou dénonciation du monde actuel.
    Les exemples sont innombrables, et des films de valeur sortent de plus en plus souvent sur Netflix (et autres) et non plus dans les salles, parce que les cinéastes y trouvent toute la liberté créatrice souhaitée.
    Bien entendu, la pandémie et la fermeture des salles ont encore accentué le phénomène, et franchement pour 7,99 euros mensuels c’est très abordable. Alors pourquoi être contre par principe?

  3. Lise Bloch-Morhange dit :

    Pour illustrer ma réponse,
    je vous signale sur Netflix le documentaire « I Am Not Your Negro », réalisé par le cinéaste Raoul Peck à partir des écrits et propos de James Baldwin.

    • philippe person dit :

      Je l’ai vu… au cinéma. Ce n’est pas un « produit » Netflix !
      Et j’aurais beaucoup à dire sur le cinéma de Peck et sur le personnage !

  4. Nicole Ostrowsky dit :

    Interessant cet échange qui traduit bien la difficulté de plus en plus grande à trouver le ton juste dans ses écrits. De tout coeur avec toi, Lise.

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