Distinctions

Habituellement, dans la distribution semestrielle de la Légion d’honneur à la population civile, la part dévolue au ministère de la Santé est plutôt modeste. Mais, ce 1er janvier 2021, elle représente près de 60% de l’effectif total. Avec la particularité de s’ouvrir, à côté de l’habituel contingent du mandarinat médical et des cadres de l’administration, au personnel hospitalier, dans le sens le plus large de la fonction. Y figurent infirmières, kinésithérapeutes, laborantins, aide-soignants, agents de restauration, tous proclamés «héros de la crise sanitaire». L’exercice en milieu gérontologique constitue un plus indéniable dans les critères de sélection. La COVID-19 aura au moins eu un effet secondaire bénéfique.
On se prend à regretter la disparition de l’Ordre de la Santé Publique, qui aurait permis de faire encore plus d’heureux. Las, il a été supprimé lors de la réforme effectuée, en 1963, par le général De Gaulle. Constatant un laxisme regrettable en la matière, il voulut «restituer à la Légion d’honneur le prestige qui doit être le sien». D’où la création du Mérite National,avec son ruban bleu, pour gratifier les «mérites distingués», les «mérites éminents» étant réservés pour le ruban rouge. La Chancellerie saurait bien faire le distinguo, parfois subtil.

Dans le même mouvement, le grand homme mit fin à tous les ordres ministériels, récompenses semées larga manu sur les électeurs par les politiques, selon des critères obscurs. Pompidou qui, semble t il, connaissait mieux ses compatriotes que le général, manifesta son désaccord. Selon lui, la disparition de ces petites breloques, facilement décernées, accessibles à tous, ne serait pas compensée, dans l’ego citoyen, par la nouvelle décoration, nécessairement vouée à l’élitisme. La définition classique du Français, «un monsieur décoré, ignorant la géographie et redemandant du pain à table», en prit un sérieux coup. Certains corps constitués parvinrent à sauver du naufrage leur signe distinctif, palmes académiques, médaille des arts et lettres, mérites agricole ou maritime .

Dans l’histoire, s’est également évanouie la médaille des épidémies, instituée en 1885, suite à un épisode de choléra mortifère. Elle était destinée à honorer tout individu   «s’exposant à des dangers de contamination en donnant des soins à des personnes atteintes d’infection contagieuse». Définition si large qu’elle aurait pu être revendiquée par un carabin chopant une blennorragie lors d’ébats en salle de garde. Sur proposition de l’honorable député Philippe Gosselin (LR), il paraît que le gouvernement envisage sa renaissance. Voilà une idée à laquelle on ne peut que souscrire !

Fait particulier, lors de cette double promotion du 1er janvier ( rattrapant celle du 14 juillet dernier, restée dans les limbes à cause du virus), personne, parmi les récipiendaires, ne semble avoir manifesté, de façon fracassante, son aversion pour la babiole. Normalement, à la parution du décret dans le Journal Officiel, plus de 99,99% des nommés, pris d’une bouffée de satisfaction narcissique, claquent illico un bouchon de champagne. Il est d’ailleurs des trajectoires personnelles ou, à partir d’un certain âge, une efflorescence écarlate au revers du veston s’avère aussi inévitable que la rencontre du blini et du saumon fumé. En la circonstance, une boutonnière vierge pourrait laisser supposer un casier judiciaire ne l’étant plus. Mais quelques uns reluctent …. (1)

L’anecdote a retenu l’expression de certaines personnalités. Pierre Curie «n’en voyait pas la nécessité». Jean d’Ormesson exprima son mépris des honneurs, se rattrapant par un aveu : «mais on ne déteste pas forcément ce que l’on méprise» . George Sand prétexta ne pas vouloir «avoir l’air d’une vieille cantinière». Honoré Daumier demanda «qu’on lui foute la paix». Apprenant le rejet exprimé par Maurice Ravel, Erik Satie ricana, vachard: «il refuse la Légion d’Honneur, mais toute sa musique l’accepte». Marcel Aymé proposa aux «très hauts personnages» à l’origine de la proposition, «qu’ils voulussent bien, leur Légion d’Honneur, se la carrer dans le train». Mais il avait quelques comptes à régler. Brigitte Bardot fut admirable de discrétion. Elle ne souffla mot, mais s’abstint de donner suite à sa nomination.

L’institution a effectivement prévu cette porte de sortie, par l’article R 48 de son règlement: « Nul n’est membre de la Légion d’Honneur avant qu’il ait été procédé à sa réception dans les formes». C’est-à-dire le moment où, après les discours d’usage et l’énoncé de la formule rituelle, le célébrant plante l’épingle dans la poitrine de l’impétrant.
Il suffit par conséquent de ne pas se la faire mettre pour ne l’avoir jamais eu. A moins de suivre le sage précepte de François Mauriac : «la Légion d’Honneur ? ça ne se demande pas, ça ne se refuse pas, ça ne se porte pas». Mais le vieux fripon a fini grand’croix, et, vérification faite, sur son uniforme d’académicien, elle figurait en bonne place.

 

Jean-Paul Demarez

Photo ci-dessus: cour de la Légion d’honneur à Paris (@PHB)

(1) Relucter: résister avec force (ndlr)

 

 

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10 réponses à Distinctions

  1. Yves Brocard dit :

    Merci pour cet article, qui remet ces décorations à leur place. Je ne sais combien de pays aiment ainsi à plastronner (le mot n’est peut-être pas tout à fait le bon, mais il me plait) leurs concitoyens. Les Russes sont très forts en ce domaine.
    La liste des récipiendaires de la Légion d’honneur est souvent triste à lire. Un savant mélange de personnalités, ou pas, de tous ordres, pour satisfaire un peu tout le monde, les copains d’abord. Deux de mes amies l’ont eu, sans trop savoir pourquoi : en fait cette année-là il manquait de femmes et de scientifiques dans la liste, et il a fallu en trouver rapidement… Je ne leur ai jamais vu porter la rosette, sans doute pas assez féminine.
    Comme on sait, c’est Napoléon qui créa la Légion d’honneur. En fait toutes ces médailles sont distribuées pour se substituer à la juste rémunération que vaudraient les faits d’arme, de bravoure ou autres réalisations artistiques ou scientifiques de leurs récipiendaires. La liste que vous avez donnée des personnels hospitaliers pour cette promotion de début 2021, en est la démonstration.

  2. Yves Brocard dit :

    Et pour le confirmer encore : lorsqu’il refusa la sienne, Ravel dit qu’il préfèrerait à la place recevoir des commandes de l’Etat, lui qui n’en reçu jamais.
    Idem pour Picasso, dont l’Etat n’acheta pratiquement aucune œuvre (le musée de Grenoble étant une exception remarquable), et qui la refusa aussi.

    • philippe person dit :

      Cher Yves,
      il faudrait creuser le cas Picasso. Il n’a pas refusé le prix Lénine par exemple.
      Je crois que c’est parce qu’il était communiste qu’il refusait les médailles des démocraties « bourgeoises ». Les commandes de l’État, franchement, il n’en avait pas besoin !
      Peut-être a-t-il accepté, en revanche, des décorations de pays de l’Est ? Il faudrait travailler le sujet.

      • Yves Brocard dit :

        Le « Prix Lénine pour la paix » lui a été décerné en 1961. Lui a-t-on demandé son avis ? L’a-t-il accepté ? Il faudrait vérifier. Il avait dessiné la colombe (en fait un pigeon !) qui fit florès, et assista à plusieurs congrès pour la Paix, souvent dans les pays de l’Est. Peut-on le lui reprocher ?
        Pour la Légion d’honneur, il faut formellement l’accepter pour qu’elle soit validée. Dans ses mémoires (Dans L’œil du Minotaure, Cherche midi, 2013, p.96) Roland Dumas raconte : « Pour ses 90 ans, la République française tenait à honorer le grand homme. Le secrétaire d’Etat à la culture, Jacques Duhamel, avait fait le déplacement de Mougins [où Picasso habitait alors] pour lui annoncer que le président Georges Pompidou l’élevait au grade de commandeur de la Légion d’honneur. Il refusa poliment, mi-offusqué, mi-flatté. « Tu me vois, Dumas, avec le grand cordon ! » » Ailleurs on lit que c’est en 1967, pour ses 85 ans ; mais cela ne change pas grand-chose.

  3. Hormiguero dit :

    Je ne relucterai pas mon plaisir à la lecture de ce savoureux article qui honore son auteur.

  4. Marie-Hélène Fauveau dit :

    merci pour l’article dont je vais faire l’article
    avec les commentaires aussi !

  5. philippe person dit :

    Merci pour ce bel article.
    Je pense, Jean-Paul, que vous pouvez répondre à ma question.
    Qui a dit : « La légion d’honneur, c’est comme les hémorroïdes, c’est à la portée de n’importe quel trou du cul »
    Audiard ? Dard ? Boudard ? Mocky ?

    • Jean Paul Demarez dit :

      Je crois qu’au départ c’est une remarque de Billy Wilder, à propos des Oscar et autres récompenses cinématographiques, récupérée par Jean Yanne d’une façon plus générale……..

  6. Yves Brocard dit :

    Il semble que ce soit Jean Yanne. Cela lui ressemble bien…

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