Un parfum d’Orient plane à la Polka Galerie…

Car ce bel espace situé dans le Marais expose pour la première fois la talentueuse photographe japonaise Miho Kajioka.  Sous un ciel empli de nuages, un cygne blanc, solitaire, glisse à la surface d’un lac dans lequel se reflètent des arbres à la végétation luxuriante. Sur un autre cliché, une carpe koï (ci-contre) déambule parmi les reflets de branches feuillues et semble se mêler à elles. Sur un autre encore, quelques fleurs à haute tige éparpillées dans un champ. Plus loin, un paon dans une sorte de no man’s land… Tel est l’univers onirique que nous offre à voir Miho Kajioka avec ses clichés aux tons délicatement mordorés et aux coins scrupuleusement arrondis. Plus intemporelles que vintage, dans des teintes allant du blanc au noir, en passant par le brun doré, ces images, travaillées avec soin, nous emmènent dans un monde où le temps semble s’être arrêté.

“Do you open your eyes in the sea ? ”, la sélection d’une cinquantaine de tirages argentiques présentée ici, propose, à partir de quatre anciennes séries et de trois ensembles inédits réalisés entre 2019 et 2020, une interprétation toute poétique de l’œuvre de l’artiste niponne. “Faire des photographies, c’est accepter d’être vulnérable, de se faire parfois un peu mal aux yeux, explique Miho Kajioka, il faut prendre le risque d’ouvrir les paupières sous l’eau pour évoluer entre rêve et réalité.” “Entre rêve et réalité”, telle est, en effet, l’impression que dégage cet ensemble des plus harmonieux. La touche très personnelle qui ressort de ce travail des plus singuliers donne aussitôt envie d’en savoir plus sur son auteur.

Née en 1973 à Okayama, au Japon, Miho Kajioka vit et travaille à Kyoto. Elle étudie le dessin et la peinture à l’Art Institute de San Francisco, en Californie. Parmi les options complémentaires qui lui sont alors proposées, elle choisit la photographie un peu par hasard. Ses photographies ont d’ailleurs la couleur de ses dessins : noir, brun et blanc. Auprès de son professeur, qui avait été l’assistant d’Ansel Adams (1902-1984), photographe et écologiste américain considéré comme le maître de la photographie de paysages et connu notamment pour ses clichés en noir et blanc de l’Ouest américain, Miho apprend à effectuer elle-même ses tirages.

En 1995, la jeune femme quitte la Californie pour le Canada où elle poursuit sa formation à la Concordia University de Montréal. Son diplôme en poche, elle rentre au Japon et abandonne finalement la photographie, estimant ne pas avoir suffisamment de choses à dire. Elle devient alors journaliste pour différents médias, notamment étrangers. Mais après avoir couvert la catastrophe de Fukushima en 2011, elle décide finalement de revenir à la photographie et réalise la série “And, Where Did the Peacocks Go ?” en référence aux paons (“peacocks” en anglais) laissés dans la zone d’évacuation après l’accident nucléaire. Elle obtient le Prix Nadar en 2019 pour le livre reprenant ces mêmes clichés. La deuxième série de Miho, “As it Is”, a été inspirée par un haïku (1) sur la fragile beauté du changement des saisons : “Au printemps, les cerisiers en fleurs, en été, le coucou, à l’automne, la lune et, en hiver, la neige, claire, froide.”  La poésie est indéniablement au cœur du travail de la jeune femme.

Mais ce qui fait la beauté des clichés de Miho Kajioka, c’est avant tout cette manière très personnelle qu’elle a de virer ses tirages au thé, faisant de sa pratique photographique une “cuisine” qui lui est propre. Elle s’en explique dans un entretien accordé à la revue Polka : “Pour beaucoup de photographes, la prise de vue est capitale, leur cuisine se fait à ce moment-là. Moi, je fais mon marché, je récolte des ingrédients. Et, de retour dans la chambre noire, je cuisine. Si ma photo n’est pas parfaite, ce n’est pas un problème car je travaille le tirage ensuite. Le processus de la chambre noire est très solitaire et long.” On l’aura compris, la plus grande partie du travail de Miho ne s’effectue pas lors de la prise de vue, mais au moment du tirage. C’est là qu’elle obtient cette jolie teinte mordorée, cette patine si particulière. Ne se considérant pas comme une technicienne, Miho suit alors son instinct, se laissant guider par son inspiration artistique pour fignoler ses clichés à l’extrême. Elle va jusqu’à limer les angles de ses tirages à la main afin de les arrondir et de leur apporter une dernière touche de douceur. Elle peint également les bords en noir pour leur donner cet aspect précieux, délicat, montrant par-là l’attachement très fort qu’elle a pour l’artisanat et le soin donné aux objets.

Une autre particularité de Miho Kajioka est d’utiliser toutes sortes de formats pour ses photographies, dont certains très originaux, tel le tanzaku (7,5 x 36,4 cm) qui, pour nous Occidentaux, s’apparenterait plus ou moins à celui d’un marque-page. A l’origine, le tanzaku est un format traditionnel japonais utilisé pour écrire de la poésie. Selon un ami de Miho qui le lui aurait conseillé, il a le pouvoir magique de tout rendre beau. Grâce à ce format, la photographie devient en quelque sorte un poème visuel.

L’univers onirique et apaisant de Miho Kajioka se marie à merveille à celui de Marc Riboud également présent (voir ci-dessous). Les deux artistes nous offrent ainsi un moment hors du temps, un moment d’évasion de toute beauté. L’art plus que jamais guérisseur de nos maux actuels…

 

Isabelle Fauvel

Photos: © Miho Kajioka, Courtesy Polka Galerie

(1)  Un haïku est un poème très court (une seule ligne verticale au Japon, trois lignes dans son adaptation francophone) célébrant l’évanescence des choses et les sensations qu’elle suscite.

Addendum:  Si les musées sont actuellement fermés, les galeries, elles, restent heureusement ouvertes, nous réjouissions-nous dans une précédente chronique (2). Alors que, dans l’attente de pouvoir accueillir son public, la magnifique rétrospective consacrée à Marc Riboud (1923-2016) sommeille toujours au Musée national des arts asiatiques-Guimet (3), quelque quarante clichés du photographe, pour la majorité en noir et blanc, sont en ce moment visibles à la Polka Galerie. De “La Cité interdite sous la neige” (1957) aux diverses vues des monts Huang Shan, en passant par “Scène de rue à Pékin” (1965), l’exposition “Chine(s)” atteste une nouvelle fois, si besoin est, de la fascination de l’artiste pour un pays qu’il n’a eu de cesse de visiter pendant plus de cinquante ans. Dans ces compositions à la saisissante beauté se retrouvent la sensibilité de Marc Riboud pour les êtres et les lieux et la rigoureuse géométrie de ses cadrages. Dépaysement et éblouissement garantis. IF

“Marc Riboud. Chine(s)” et “Miho Kajioka. Do you open your eyes in the sea ? ” jusqu’au 27 février 2021 à la Polka Galerie 12 rue Saint-Gilles Cour Venise 75003 Paris

(2)  Chronique du 26 janvier 2021 “Dessin et cinéma, un lien indéfectible”

(3)  Chronique du 11 décembre 2020 “Marc Riboud, le photographe voyageur”

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