Hélène Roger-Viollet, une vie vouée à la photographie

Roger-Viollet. Un nom bien connu des Parisiens et des amateurs de photographie. Quel promeneur ne s’est, en effet, arrêté devant la vitrine de la rue de Seine, le regard soudain attiré par de beaux portraits en noir et blanc des grands noms des arts et des lettres ? Cocteau, Colette, Camus, Guitry, Breton, Proust…, mais aussi des vues de l’Exposition universelle de 1889 ou encore de la construction de la Tour Eiffel. La mythique agence photographique, référence internationale dans le domaine de l’archive, avec un fonds de plus de 6 millions de documents, possède depuis peu son espace d’exposition et il est désormais possible, pour les non-professionnels, d’en pousser la porte afin d’y contempler des œuvres photographiques. Par ailleurs, il est aussi fort tentant de repartir avec un petit trésor sous le bras, les tirages pouvant dorénavant faire l’objet, sur commande, de reproductions vendues à des prix tout à fait raisonnables. La galerie expose actuellement des clichés de la fondatrice de l’agence, Hélène Roger-Viollet (1901-1985), belle occasion de découvrir l’histoire et le travail d’une femme qui voua sa vie à la photographie.

Au cœur de Saint-Germain des Prés, à l’ombre de l’Institut de France, l’enseigne flambant neuf du 6 rue de Seine affiche désormais le mot “Galerie”. Dans la vitrine, quelques portraits de célébrités, comme un clin d’œil au passé, sont toujours présents sur les côtés. Malraux y côtoie Sartre, Gandhi, Martin Luther King, Maurice Chevalier ou encore Coco Chanel. À l’intérieur, dans un espace entièrement rénové, les murs blancs accueillent une cinquantaine de photographies en noir et blanc, la plupart de format carré, non loin des 600 mètres linéaires de boîtes vert bouteille où sont méticuleusement répertoriées les archives de l’agence. Cette sélection nous invite à un tour du monde impressionnant : États-Unis, Japon, Inde, Vietnam, Laos, Cambodge, Iran, Soudan, Sénégal, Afrique du Sud, Gabon, Mali, Burkina Faso… Prises par Hélène Roger-Viollet – et parfois son époux Jean Fischer (1904-1985), sans que le véritable auteur ne puisse être réellement identifié – ces photographies revêtent un aspect purement documentaire, captant le quotidien et les coutumes de peuples éloignés. Des écoliers sur un chemin bordé d’euphorbes au Mexique, des Bouddhas en bois doré du temple Sanjūsangend-do à Kyoto, un débardeur du port à Madras, une vendeuse de corossols (1) à Saïgon, une récolte de canne à sucre à La Martinique, un désert de sable dans le sud de la Tunisie, l’iwan (2) et la cour de la mosquée du roi à Ispahan en Iran… Parfois, heureux hasard, la Photographie a même rendez-vous avec l’Histoire, tel ce cliché montrant des soldats de la garde de Fidel Castro le jour de l’indépendance de Cuba (24 février 1959).

Pendant trente ans, équipée de ses Rolleiflex, Hélène Roger-Viollet n’a eu de cesse de parcourir le monde, accompagnée de son mari, afin d’enrichir ses archives photographiques, de les compléter avec les documents qui manquaient. La sélection proposée ici – 55 tirages sur les 60 000 réalisés par le couple – se concentre essentiellement sur les voyages effectués dans les années 50 et 60, tout particulièrement en Amérique, en Asie et en Afrique. Si la démarche d’Hélène relevait exclusivement de la “documentation photographique” (comme l’indiquait d’ailleurs en ce temps l’enseigne de l’agence), à une époque où, rappelons-le, voyager dans des contrées lointaines n’était pas chose aisée, les clichés exposés ici nous montrent que, sous l’ethnologue amateure, se cachait, en réalité, une véritable artiste. Car l’intérêt de ceux-ci relève tout autant du sujet que de la forme. Et la dame possède indéniablement l’art de composer ses cadrages, de jouer avec la lumière, les reflets… Cette œuvre à la démarche si singulière donne immanquablement envie d’en savoir plus sur son auteur.

Hélène est née dans le sérail. Son père, Henri Roger (1869-1946), ingénieur centralien, était un photographe amateur éclairé. Il avait lui-même commencé à faire de la photographie très jeune, dès ses 10 ans, ce qui était alors extrêmement rare à la fin du XIXème siècle, à une époque où, de plus, il fallait tout faire soi-même et notamment fabriquer ses propres plaques de verre. Non seulement la photographie le passionnait, mais il était aussi très créatif. Il avait ainsi inventé ce qu’il appelait la “bilocation” et la “trilocation” : à partir de superpositions de photos, le sujet, en l’occurrence le plus souvent ses filles, apparaissait en deux ou trois exemplaires sur la même photographie. Tel son contemporain Méliès (1861-1938), il s’amusait des trucages et se plaisait à faire des autoportraits d’une belle espièglerie avec, par exemple, sa tête coupée reposant sur un plateau. Un photographe tout aussi moderne qu’original.

Hélène a donc baigné toute petite dans la photographie. Non seulement elle était, avec ses sœurs, l’objet des prises de vue paternelles, mais, en tant qu’aînée, elle assistait aussi au développement des tirages. Pourtant, par la suite, elle ne souhaita pas devenir photographe, mais journaliste. En avance sur son temps, elle fut l’une des rares femmes de l’époque à suivre des études de journalisme. À l’École de journalisme de Paris, elle rencontra Jean Fisher, son futur mari et compagnon de cette grande aventure photographique à venir. Ensemble, ils décidèrent d’effectuer tout d’abord un reportage sur les premiers congés payés de 1936. Partis en vélo vers la principauté d’Andorre, ils se retrouvèrent très vite au beau milieu de la Guerre d’Espagne. Ils furent ainsi les premiers à photographier cette révolution et la totalité de leurs images fut utilisée dans le monde entier.

C’est néanmoins avec son père qu’Hélène va lancer l’aventure de sa vie. En 1937, l’ingénieur et sa fille décidèrent d’organiser une exposition photographique autour des Expositions universelles. Tous deux se mirent alors à chercher des clichés pour documenter le sujet et compléter les prises de vue paternelles. On leur conseilla de contacter un certain Laurent Olivier, un vieux monsieur qui, dans sa boutique de la rue de Seine, vendait des tirages photographiques aux étudiants des Beaux-Arts. Celui-ci cherchait alors à vendre son activité, créée en 1880. Aidée financièrement par son oncle, Hélène entreprit de racheter la boutique ainsi que l’ensemble du fonds photographique. Ce fut, en 1938, l’acte fondateur de l’agence.

Le fonds s’avéra contenir de véritables pépites du début de la photographie. Très vite, Hélène eut l’idée non pas de vendre les tirages comme le faisait son prédécesseur, mais de céder des droits d’auteur, ce qui était totalement novateur pour l’époque. Car même si le droit d’auteur existait depuis Beaumarchais (1732-1799), celui-ci était assez récent dans le domaine de la photographie. Elle eut alors l’idée de se tourner vers les professionnels et de vendre aux magazines, aux éditeurs de cartes postales, aux éditeurs de livres…

Malheureusement, la guerre éclata. Hélène quitta Paris et Fischer s’engagea dans la Légion. Par miracle, la boutique, restée fermée, ne fut pas pillée pendant la guerre. Quand le couple revint à la libération, le lieu était resté intact. Hélène et son mari reprirent alors leur travail. Ils commencèrent aussi à acquérir d’autres fonds photographiques, de différentes provenances : des fonds en déshérence, des studios en voie de disparition, des photographes sans héritier… Leur fonds initial comprenait tout ce qui datait des débuts de la photographie jusqu’aux années 30, il fallait donc le compléter, l’actualiser, ce qu’ils firent en achetant d’autres fonds et en produisant eux-mêmes, c’est-à-dire en photographiant. Ils photographiaient les pays pour lesquels ils ne disposaient pas d’image. Les destinations des voyages étaient donc dictées par les manques. Pendant qu’ils parcouraient le monde avec leurs Rolleiflex, une vingtaine de personnes, à l’agence, s’occupaient de commercialiser les clichés.

Si leur démarche n’était pas artistique mais commerciale, ils faisaient cependant les photos qu’ils pensaient pouvoir vendre. Il fallait donc qu’elles soient non seulement intéressantes, mais également réussies. Le style, par conséquent, en est très travaillé, avec un sens du cadrage, une recherche de la lumière. Il y a indéniablement un œil et une sensibilité. Les deux époux ont toujours travaillé au 6×6, ce qui donne un point de vue particulier, une vue distanciée dans la relation avec le sujet. D’ailleurs, les intérieurs sont inexistants et les vues toujours d’extérieur. Les photographes restent dans une position de recul par rapport à leur sujet.

Si les images sont bien structurées et de grande qualité, jamais dans ses interviews Hélène Roger-Viollet ne s’est référée à quelque maître de la photographie dont elle aurait pu revendiquer l’influence. Son mari et elle ne se mettaient d’ailleurs pas en avant comme photographes, ne signant pas leurs photos, attitude pour le moins paradoxale pour des gens qui avaient mis en avant le droit d’auteur. Les deux époux ont fait toute leur carrière ensemble, vivant une relation professionnelle fusionnelle, allant parfois jusqu’à vivre sur place dans leur agence malgré leur appartement tout proche, rue des Beaux-Arts.

Cette merveilleuse aventure de près d’un demi-siècle connut malheureusement une fin tragique, tel le plus sordide des faits divers. Un jour de janvier 1985, Jean Fischer, 81 ans, assassina sa femme, 84 ans, à coups de barre de fer et de lame de rasoir. Retrouvé lui-même ensanglanté, il avança la fable d’un double suicide, puis, emprisonné, se pendit dans sa cellule, emportant avec lui le mobile de son acte.

Sans descendance directe, Hélène avait légué le fonds photographique à la Ville de Paris afin qu’il ne soit pas dispersé et puisse perdurer. Aujourd’hui, non seulement le fonds continue à vivre, mais la privatisation de sa distribution va permettre à tout un chacun d’avoir accès à ces clichés réservés jusque-là aux professionnels. Des photos de Paris, de personnalités, de l’histoire de France depuis la fin du XIXème siècle, mais aussi des images du monde entier… L’organisation d’expositions dans sa nouvelle galerie en sera la plus belle des vitrines.

Isabelle Fauvel

(1)   Corossol : fruit comestible, rafraîchissant, du corossolier, ovoïde et gros, à l’enveloppe hérissée de pointes molles, pouvant peser 1,5 kg. Il pousse en Afrique, en Amérique, en Asie et en Océanie.
(2)  Iwan : élément essentiel de l’architecture islamique constitué d’une grande salle voûtée en berceau brisé, fermée de trois côtés par des murs, mais béante de toute sa hauteur sur le quatrième, généralement en façade ou sur cour. Il est introduit en Iran à partir du XIème siècle dans les madrasas, puis dans les mosquées, avant de se répandre dans tout le monde musulman.
Crédits photos (© Hélène Roger-Viollet / Roger-Viollet) et légendes (dans l’ordre):
1- Pancarte publicitaire. Johannesburg (Afrique du Sud), 1966
2- Omdurman (Soudan). Balcon de la maison du khalife, janvier 1966.
3- Montreur d’ours. Environs d’Agrâ (Uttar Pradesh, Inde), 1961
“Les voyages d’Hélène, une vie à documenter le monde”, du 12 février au 3 avril 2021 à la Galerie Roger-Viollet 6 rue de Seine 75006 Paris (du mardi au samedi de 11h00 à 17h30)

 

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3 réponses à Hélène Roger-Viollet, une vie vouée à la photographie

  1. rousseau dit :

    excellent Mme Isabelle FAUVEL!
    une histoire remarquablement écrite et très bien référencée
    merci pour cette contribution car ce fonds a bien animé le monde de la
    photographie
    DONATIEN ROUSSEAU
    Twitter:@RoussseauD

  2. Viviane Vagh dit :

    Just read your article Isabelle! It is as always, so rich in content, so inspiring, bringing home the very essence of the subject, encouraging us to discover these treasures…thank you for bringing to us the soothing, cultural and artistic atmosphere we miss so terribly these covid times…

  3. philippe person dit :

    C’est vrai, chère Isabelle, que vous êtes à votre meilleur !
    J’avais oublié cet épilogue tragique, comparable à ce qui est arrivé au couple Althusser…
    On n’imagine pas qu’ils aient pu vivre,travailler, faire une oeuvre fusionnelle tant de temps ensemble dans la désunion, voire la haine… A-t-il été victime d’une crise de démence ? Je n’arrive pas à penser qu’il puisse s’agir de ce qu’on appelle désormais un « féminicide »…

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