Gel tradition

Oui, tradition, tellement le fait d’en acheter est devenu un réflexe au même titre que la ficelle et la baguette non moulée bien cuite. On parle bien ici du gel hydroalcoolique (ci-contre en libre-service) destiné à stériliser jusqu’à l’os nos paluches en voie d’assèchement. Et non du gel lubrifiant voué à d’autres usages, encore qu’en fin de journée un peu de fluide apaisant est toujours bon à prendre, une fois achevé le risque de serrer à l’étourdie la main de quelqu’un. Jusqu’à présent les industriels sont restés assez sages sur les étiquettes, se contentant de mettre des mentions comme « pulpe de vie » assorties d’un petit drapeau tricolore histoire de réveiller la fibre cocardière. L’humour n’a pas encore franchi l’étape de la grande distribution alors que l’on pourrait rire d’un « gel cafard » ou d’un « gel bourdon », tellement cette onction pluri-journalière vient nous rappeler que les rapports tactiles sont toujours proscrits.

Apollinaire avait coutume de terminer ses lettres par « ma main amie ».  Actuellement ce serait une faute, du moins pour les non-vaccinés contre le SARS-cov2. À ce propos, si la ministre de la culture a justement fait savoir récemment qu’il n’était pas question de ne laisser entrer dans les lieux de culture que les visiteurs pouvant produire un certificat de vaccination, il n’en sera peut-être pas de même entre personnes souhaitant se retrouver. Ce sera à chacun d’évaluer le risque mais enfin, si retrouver la satisfaction d’une poignée de mains ou d’une embrassade est à ce prix, l’on pourrait bien dès lors,  échanger nos sauf-conduits sanitaires avant de s’étreindre plus ou moins sauvagement.

L’autre est devenu un être fuyant, méfiant, circonspect, prudent, précautionneux. S’en approcher quand on est soi (et autre à la fois) relève de l’imprudence, de l’irresponsabilité, de la désinvolture. Alors que quand même, la vie en société, la vie de groupe, la vie de famille, la vie en bande, la vie en petit comité, la vie en réunion pour tout dire, caractérisent l’homo sapiens. Et même bien avant, quand il s’agissait de se partager un ours en broche au sein de la caverne tutélaire. Si, dans le monde d’avant, se retrouver seul de temps à autre permettait sans aucun doute de souffler, nous reprendrions bien un peu de compagnie avec tout que cela peut comporter d’avantages réconfortants. Finalement c’est la lassitude d’autrui qui nous manque le plus puisque cela signifiait que l’on avait largement dépassé le point de satiété. Le jour où l’on pourra de nouveau dire « j’ai besoin de me retrouver seul », c’est que la tempête sera derrière nous.

Vivement que l’on soit débarrassé de ce toucher de coude prônés par les hygiénistes. Geste peut-être prophylactique mais dont le ridicule vient témoigner d’une certaine déchéance des rapports humains. Les joueurs de casino ou de poker savent bien ce que c’est que d’avoir une « main heureuse », expression ô combien significative quoique surannée. L’usage de la main, qu’il s’agisse de saluer ou de témoigner de l’affection voire du désir, s’est perdu depuis un an. Qui aurait pu le croire. Au point que désormais, caresser la tête ou les flancs du chien du voisin que l’on croise, peut par voie de défoulement, dégénérer en friction maniaque. Le syndrome du manque est à l’œuvre.

En attendant le dégel donc et au passage du retour de l’eau dans les bénitiers, on se frictionne les mains plusieurs fois par jour. Voilà où nous en sommes arrivés d’ailleurs, à nous toucher nous-mêmes en nous disant, « ô toi, ô toi ». C’est aussi parce que s’embrasser sur un miroir serait de mauvais augure pour l’avenir de l’humanité (1), que l’urgence à lever les restrictions se fait chaque jour plus pressante. De la poignée de mains prudente au baiser furtif, une fois l’armistice signé, reviendra le temps espérons-le, des effusions de jadis. Comme ces dames citées par Marcel Proust remerciant avec « effusion » Madame de Guermantes, « de la délicieuse soirée qu’elles avaient passée ». Le temps jadis donne ici toute sa mesure.

Dans son sens premier, le mot effusion signifiait l’action de répandre un liquide. Voici enfin bouclé le rapport avec le gel, dont on pouvait dès le départ de cette chronique et avec raison, douter et de la jonction et du point d’arrivée.

PHB

Photo: ©PHB
(1) Selon la dernière livraison de Marianne, le « self-wedding » (l’auto-mariage) connaîtrait un développement indexé sur l’isolement sanitaire…
Print Friendly, PDF & Email
N'hésitez pas à partager
Ce contenu a été publié dans Anecdotique. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

4 réponses à Gel tradition

  1. Se serrer le coude à défaut de se serrer les coudes…

  2. Yves Brocard dit :

    Cher Philippe,
    Petite chronique de la vie commune, et parfois coquines (la vie et la chronique…)…
    Pour ma part j’ai acheté un de ces flacons, et ne l’ai jamais ouvert. Et je n’utilise pas les flacons mis à la disposition dans les magasins, sauf si le surveillant m’y contraint. Peut-être ai-je tort?
    Vous parlez de mandibules, au pluriel, mais nous n’en avons qu’une, qui nous permet de mâcher et sourire. Ne s’agirait-il pas de nos phalanges?
    Très bonne journée.

  3. Jacques Ibanès dit :

    Cendrars terminait lui aussi ses lettres par la formule « Ma main amie » et pour cause, il ne lui en restait qu’une…

Les commentaires sont fermés.