Repères de lecture

C’est souvent l’une des espérances secrètes de ceux qui ouvrent un livre d’occasion: tomber sur un marque-page. Un beau ticket de métro de première classe à tarif réduit, dûment poinçonné, a fait partie de ces heureuses surprises. Au lieu de joncher le sol d’un quai de gare ou de contribuer au compost qui fait la richesse des sous-sols parisiens, celui-ci a survécu. Il se trouvait à la toute fin d’un vieux Que sais-je sur l’histoire des banques, preuve sans doute que le lecteur était allé jusqu’au bout de l’opuscule. Nous n’en saurons pas davantage, mais le ticket est désormais en lieu sûr. Il ne peut pas être exhibé au salon des collectionneurs de marque-pages qui se réunissent une fois l’an à Muret (Haute-Garonne) ou à Malo-les-Bains près de Dunkerque, puisque que sa destination première était autre, au contraire des supports publicitaires conçus pour cela.

C’est le cas par exemple, de celui qui garnit encore « L’art et les artistes au Maroc », publié en 1922. Afin de permettre au lecteur de reprendre la fil de son parcours, là où un événement quelconque avait décidé d’une interruption, l’éditeur avait inséré au bout d’une jolie ficelle orange un marque-page présentant au recto une vision de ville nord-africaine et au verso une réclame sur les circuits touristiques du Maroc, de l’Algérie et de la Tunisie. Avec le temps, cet appendice commercial signé par l’artiste, est devenu partie intégrante de l’ouvrage au point de survaloriser son prix.

Le marque-page par changement d’objet, de destination, en lieu et place d’un dispositif d’éditeur, reste néanmoins ce qui nous émeut le plus. Bien davantage en tout cas que la feuille bêtement cornée laquelle n’offre en effet que peu d’intérêt sauf à chercher des intentions qui nous échapperont probablement. Quand il cherche de quoi marquer la page, le lecteur fait en effet avec les moyens du bord, c’est à dire ce qui se trouve au fond de sa poche ou à la toute proximité du lieu où il se trouve. Une note de gaz, une carte postale, un avis d’impôt, une lettre de rupture, un formulaire d’abonnement, une mèche de cheveux, un ticket de PMU, un sous-verre à bière, une carte de visite, un menu de première communion, un flyer vantant les pouvoir d’un rebouteux, un dessin d’enfant, un bout déchiré de paquet de cigarettes, une invitation à dîner, un certificat de vaccination, un rappel d’huissier: du moment que la pièce est d’une taille raisonnable (quitte à l’amputer), tout fait marque-page, balise et repère, lesquels enchanteront son découvreur des années plus tard.

La chose est connue, on se prend vite au jeu de la collection et donc il convient de faire attention à l’acquisition maniaque, du bouton fantaisie au marque-page. D’autant que l’on trouve ces derniers facilement et pour pas cher sur les sites de vente en ligne. Ils vantent au hasard les services de la Croix Rouge, les cigarettes Balto, les mirages de la Loterie nationale, le papier à lettres Moirans, le dictionnaire Larousse ou encore les bienfaits de la liqueur Grande Chartreuse.

Et puis il y a ceux qui nous font tout bonnement rêver telle cette pièce publicitaire Air France. Elle date des années cinquante, à cette époque où l’on rejoignait à pied, l’avion qui s’apprêtait à décoller. Les petites silhouettes dessinées nous rappellent que personne n’aurait jamais osé ni le bermuda, ni les tongs et encore moins le simple t-shirt  avant d’embarquer. L’élégance était de mise, dans l’air au propre comme au figuré, les bonnes manières avaient leur place en cabine et non en soute, le commandant et l’équipage donnaient par leur allure un sens au surnaturel et le marque-page en question, nous rappelle ô combien il était bon de voyager dans un aéronef à hélices.

Ce qui nous amène à attendre avec une impatience légitimement mêlée d’appréhension, les premiers voyages touristiques dans l’espace que l’on promet pour très bientôt. On peut raisonnablement penser que si les équipes de Monsieur Elon Musk, de Monsieur Richard Branson ou encore celles de l’Agence spatiale russe Roscosmos, n’oublient pas de faire imprimer des marque-pages pour leurs voyageurs ayant ajouté un volume de Jules Verne dans leurs bagages, l’incroyable ticket d’embarquement pour la Lune saura le remplacer. Et quelle joie sera celle de l’acheteur de livres d’occasion au tournant de 2100 voire davantage, de découvrir une telle rareté. Qu’il rangera comme de bien entendu avec son vieux ticket de métro vert percé d’un trou et traversé d’une ligne rouge. Tout rêve a son signet qui cherche à marquer l’étape.

PHB

Print Friendly, PDF & Email
N'hésitez pas à partager
Ce contenu a été publié dans Anecdotique. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

6 réponses à Repères de lecture

  1. Yves Brocard dit :

    Bien vu. Ces marqueurs dans un livre d’occasion font rêver, comme vous l’évoqué, à leur précédent propriétaire, ou au moins lecteur, son histoire, les circonstance de sa lecture. Je les y laisse et mets aussi les miens. Souvenirs pour quand on ouvre à nouveau le livre, ou pour ses prochains lecteurs.
    Les « certificats de vaccination » vont bientôt être très recherchés!

  2. Capelle dit :

    Une raison de plus de bouder les tablettes.

  3. philippe person dit :

    Je parcours les rayonnages des bibliothèques publiques à la recherche de marque-pages, de cartes postales, de buvards, de vieux prospectus et même de tracts électoraux (voire de bulletins de vote). N’oublions pas les timbre-postes…
    Je connais une bibliothèque qui fait le travail à chaque retour et laisse les « trésors trouvés » dans une boîte où peuvent se servir les collectionneurs.
    Il m’arrive aussi de fouiller un tas de livres déposés dans la rue à la recherche de marque-pages. Depuis le début de l’année, j’en ai trouvé au moins cinq (un très beau marque-page Louise Brooks par Hugo Pratt, un George de la Tour, un Mucha…)

  4. Laurent Vivat dit :

    A de nombreuses reprises, je n’ai pas eu de marque-page sous la main. J’ai essayé de retenir le numéro de la page où je m’étais arrêté mais, bien sûr, je l’avais oublié le lendemain. Je me dis que j’ai manqué d’imagination, car cet article montre que j’aurais pu utiliser quelques solutions simples comme, par exemple, un avis d’imposition, que je me serais fait un plaisir de découper en mille morceaux, pour en faire autant de marque-pages…

  5. Welschbillig dit :

    A propos, quelqu’un aurait-il conservé le nom de cet aristocrate (en 1793, c’était quand même le gros des troupes) montant à l’échafaud, qui avait marqué son livre de lecture au pied des marches ?
    S’agissait-il d’un marque-page ou d’une corne de page ? Quel livre ?
    Je n’ai pas retrouvé mention de l’événement en les souvenirs de Sanson, exécuteur public. Il me semblait pourtant l’y avoir lu.
    Le geste en lui-même est surréaliste ! Au sens propre !

    • Yves Brocard dit :

      Ce pourrait être Edmée de Béthune, comte de Charost:
      En 1794, Armand-Louis François Edmée de Béthune, comte de Charost, âgé de 23 ans est condamné à avoir la tête tranchée. Sur le chemin, il ouvre un livre savant et lit tout au long du trajet.
      Arrivé au pied de la guillotine, comme il en avait l’habitude, Samson (le bourreau qui s’écrit plutôt Sanson) demande au jeune homme de lui remettre l’ouvrage. Celui-ci obtempère non sans avoir corné la page qu’il était en train de lire.
      Cité sur https://journalepicurien.com/tag/edmee-de-bethune-comte-de-charost/

Les commentaires sont fermés.