En 1917, Baudelaire sentait encore le soufre

En d’autres temps, un éditeur se serait frotté les mains. Il aurait aisément transformé ce qu’on appellerait aujourd’hui un buzz en juteuse opération commerciale. Une atteinte aux bonnes mœurs, on en rougit peut-être, mais on peut en tirer un certain bénéfice. En réalité, Poulet-Malassis le courageux éditeur des « Fleurs du Mal », se serait bien passé de la condamnation prononcée le 20 août 1857. Et Baudelaire bien plus encore. Ce fameux procès – qui a assuré au substitut Pinard un notoriété inattendue – condamnait l’éditeur, le libraire et l’auteur pour délit d’outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs à une amende de 100 francs pour les premiers et 300 francs pour l’auteur. Baudelaire, qu’on ne peut soupçonner de lésine, dut plaider sa cause auprès de l’impératrice et obtint un rabais. Mais surtout, il fallait supprimer six pièces du recueil. Le livre, tiré à 1100 exemplaires, n’était plus vendable. Il y aura d’autres éditions «expurgées». Quant au substitut Pinard, il sera décoré de la Légion d’honneur l’année suivante.
Ce jugement n’a été révisé que près d’un siècle plus tard, le 31 mai 1949, date qui ne fait l’objet d’aucune commémoration. En revanche, on célèbre cette année le deux-centième anniversaire de la naissance de Baudelaire (Paris, 9 avril 1821). Pour ce qui est des commémorations, un écrivain bénéficie parfois d’une date supplémentaire : celle de l’année où son œuvre est «tombée» dans le domaine public. Pour Baudelaire, ce fut en 1917.

L’événement ne passa pas inaperçu. On sollicita écrivains, journalistes, critiques, pour donner leur jugement sur cet écrivain qui, cinquante ans après sa mort, ne suscitait pas l’admiration universelle. Guillaume Apollinaire fut bien évidemment parmi les premiers auxquels on s’adressa. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, l’auteur des « Fleurs du Mal » ne figurait pas au panthéon apollinarien. Dans l’Antitradition futuriste (1913), son nom était mis au rebut, au même titre que celui de Montaigne, Wagner ou Beethoven. Chargé d’une nouvelle édition des Fleurs du Mal dans la série des Maîtres de l’Amour (plutôt réservée aux auteurs libertins), Apollinaire se fendit d’une présentation ambiguë. «Son influence cesse à présent et ce n’est pas un mal (…) Baudelaire regardait la vie avec une passion dégoûtée qui visait à transformer (…) l’univers tout entier et l’art même en quelque chose de pernicieux. C’était sa marotte et non la saine réalité». Apollinaire, que l’on sent gêné aux entournures, reconnaît cependant que Baudelaire «sert d’exemple pour revendiquer une liberté qu’on accorde de plus en plus aux philosophes…». Or, l’usage social de cette liberté «deviendra de plus en plus rare et précieux. Il est bon de planter très haut des poètes drapeaux comme Baudelaire».

La même année, ce même texte fut publié dans la revue de Reverdy Nord-Sud ainsi que dans le premier numéro de L’Éventail revue suisse assez luxueuse où apparaîtra en 1918 le poème conclusif de « Calligrammes », «La Jolie Rousse». Il figura également dans l’ouvrage que le poète ardennais (et commissaire de police) Ernest Raynaud publia (ci-contre) pour La Maison du Livre à l’occasion du cinquantenaire. Cette enquête -la mode n’était pas encore aux sondages- rassemblait les analyses des écrivains les plus en vue sur le poète des « Fleurs du Mal ». Probablement parce que son opinion lui parut injustifiée, l’auteur de l’enquête crut bon de commenter lui-même le texte d’Apollinaire qui «sous ses dehors de croquemitaine futuriste … dissimule une âme ingénue et sentimentale (…)   C’est un cœur triste, au fond, désabusé d’avoir fait trop tôt le tour des choses».

Un siècle plus tard, alors que plus personne ne conteste l’écrivain dont les « Fleurs du Mal » «rayonnent et éblouissent comme des étoiles» (Victor Hugo), il est difficile de juger sereinement ces duels à fleurets non mouchetés qui agitaient les milieux littéraires. Laurence Campa, dans sa biographie d’Apollinaire, note qu’à l’époque les pièces condamnées n’avaient pas quitté l’Enfer de la Bibliothèque nationale, que l’auteur, toujours sous le coup de sa condamnation, ne figurait dans aucun manuel scolaire : «Autour de lui flottait toujours un parfum de scandale et d’interdit entretenu par les moralisateurs comme par les amateurs de soufre». Cette opinion corrobore ce qu’écrivait Ernest Reynaud en 1918 («Baudelaire et la religion du dandysme») : «il est impossible de citer son nom sans provoquer un explosion de sentiments divers où la haine et l’admiration ont part égale». Dans l’entourage proche de Baudelaire, de son vivant, on ne s’embarrassait pas de précautions et l’on pouvait être beaucoup plus radical : «Baudelaire est une pierre de touche ; il déplaît invariablement aux imbéciles», écrivait son ami Auguste Vitu.

Gérard Goutierre

Photos: coll. GG
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2 réponses à En 1917, Baudelaire sentait encore le soufre

  1. Jacques Ibanès dit :

    Pour ceux qui aiment Baudelaire, je signale aux « Germes de Barbarie » une édition numérotée à prix démocratique de quelques « Fleurs du Mal » magistralement illustrées par José Corréa.

  2. anne chantal dit :

    Les Fleurs du mal sont dans le domaine public …
    Chez Hazan, elles étaient illustrées par Matisse.
    Aux éditons complexe, on peut trouver des « poèmes interdits » illustrés par Gabriel Lefebvre, et préfacés par un Philippe Sollers, plutôt acerbe.
    On a le droit de se faire plaisir, même si quelques vers sont parfois d’un goût « douteux » , ou relativement médiocres dans leur petite musique…

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