Balivernes de jardin

Frédéric II les fit venir des forêts de Thuringe. On l’avait instruit d’une particularité comportementale de ces petits êtres : une phénoménale propension au mouchardage.
Dispersés dans le parc de son château de Sans Souci, les gnomes informèrent le monarque de la vie cachée des bosquets et contre-allées, endroits où le courtisan volontiers manigance, où les couples transitoires se forment et se défont le temps d’un spasme. Les meilleurs historiens s’accordent à considérer que les nains de jardin surent l’éclairer du caractère nettement putassier de monsieur de Voltaire, expliquant ainsi la brouille qui s’ensuivit. De même que son père avait fixé la taille des soldats de sa garde personnelle, les fameux Géants de Postdam, à 1,88 mètre, le roi, par un rescrit de 1772, détermina l’uniforme et les conditions d’aptitude à la Königlichegartenzwergenbrigade (brigade royale des nains de jardin) : taille inférieure à 68 centimètres, du talon à la pointe du bonnet rouge, sourire béat, teint rose et longue barbe blanche.

Les sujets du roi de Prusse, peuple de cultivateurs dépourvu de malice, s’entichèrent des lutins, voulurent tous en accueillir un dans le potager jouxtant leur ferme. Ils constituèrent ainsi, à leur insu, un précieux système d’ilotage, dont les successeurs du Vieux Fritz usèrent discrètement pour évaluer l’état de l’opinion dans leurs riantes provinces. Le génie de Bismarck fut de sortir les homoncules de la surveillance domestique pour les associer à des missions d’appui stratégique. À l’issue du conflit de 1870, des nains de jardin apparurent, d’abord dans les territoires annexés d’Alsace-Lorraine, puis dans les différents départements. Petit à petit, en Ile de France, en Bretagne, sur les rives du Rhône ou de la Loire. Curieusement, sans doute pour des raisons climatiques, la pénétration se fera plus lente dans le Midi. Leur allure bonasse, leur absolue discrétion les plaçaient à l’abri des soupçons des autochtones. Un réseau clandestin, directement coordonné depuis Berlin, quadrilla bientôt l’Europe entière, à l’est comme à l’ouest. Au service des ambitions hégémoniques du Chancelier de fer, puis de Guillaume II.

En 1914, les nains de jardin ne furent pas pour rien dans le succès du plan Schlieffen, et l’avance rapide de la Reichwehr sur la Marne. Toutefois, lorsque débuta la guerre de position, en Champagne comme à Verdun, leur travail de renseignement s’avéra impossible, du fait de leur trop facile identification. Les photographies de l’époque en témoignent, pas de nains de jardin dans les tranchées. En 1933, moment de l’arrivée au pouvoir des nazis, ils formeront la redoutable Zipfel Polizei (ou Zippo), branche de l’Abwehr. Laquelle sera intégrée, après l’effondrement du IIIème et dernier grand Reich, dans la sinistre Stasi. Ils serviront alors de courroie de transmission, par l’intermédiaire de la RDA , entre le Kominform et les partis frères. Derrière les nains de jardin s’agitera la main de Moscou. On raconte que Maurice Thorez lui-même en hébergeait un, dans l’enclos de sa datcha d’Ivry sur Seine, cadeau personnel du Petit Père des Peuples.
Après la chute du Mur, l’accès aux archives est-allemandes permettra de lever le voile sur bien des énigmes. Dans l’affaire Dreyfus, le prétendu suicide de Stavisky, les journées de 36, la cinquième colonne, l’entrevue de Montoire, le sabordage de la flotte à Toulon, l’arrestation de Jean Moulin, l’attentat du Petit Clamart et la perte de la clé du champ de tir, bref, dans tout un tas de coups fourrés, se sont glissés les gnomes sournois.

Depuis la fin de la Guerre froide, ils ne seraient plus dévolus qu’à des fonctions décoratives, accompagnant le petit moulin dont les ailes tournent au vent, le faux puits de pneus peints et la brouette débordante de pélargoniums. Cependant, leur localisation dominante en lotissements pavillonnaires a nourri l’hypothèse d’une complicité objective dans la défense des valeurs petites-bourgeoises. Leur histoire en témoigne, les nains de jardin n’ont jamais fait preuve d’une grande fermeté idéologique. Trait qui ne leur est pas spécifique.

Aujourd’hui, ils constituent l’une des meilleures incarnations du Kitsch, succédané d’esthétique à l’usage des populations insensibles à l’esprit culturel véritable, plus proches de Closer que de Télérama. Ce concept est néanmoins d’une totale ambivalence. À première vue, il englobe de nombreuses catégories d’objets qu’un amateur éclairé qualifiera de summum de la ringardise. D’inépuisables quantités de ces produits s’affichent sans honte, chaque dimanche, dans tous les vide-greniers. L’adhésion inconditionnelle au groupe des amateurs de telles tartignolades peut provoquer un réflexe de ricanement, dont il convient de se méfier. Car un marxiste de stricte obédience ne manquera pas d’y démasquer le mépris de classe. Mais dès lors que s’y glisse le second degré, le choix du kitsch pour le kitsch, la différence entre le kitsch et l’Art s’évanouit . Kitsch avoué est totalement pardonné. Le mauvais goût s’exalte dans une sorte de sublimation. Et s’ouvrent les portes de la gloire, déjà franchies par Andy Warhol, Whayne Thiebaud, Jeff Koons et leurs semblables.

Entre le nain de jardin acheté 24,95 euros quai de la Mégisserie, et celui, œuvre de Paul Mc Carthy, intitulé « White snow dwarf », estimé 1,2 million d’euros à la FIAC de 2016, il n’y a aucun doute possible. En matière de kitsch, le second degré n’est pas à la portée de tout le monde.

Jean-Paul Demarez

Photo: ©JPD

 

 

 

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3 réponses à Balivernes de jardin

  1. Yves Brocard dit :

    La bagatelle de 2000 nains.
    Laurent Le Bon, qui attend toujours que le Président se décide à lui trouver un point de chute digne de son talent et sa fantaisie, avait réuni en 2014, dans le parc de Bagatelle, 2000 de ces gnomes. Etait-ce le fruit de la récolte du FLNJ, le fameux Front de Libération des Nains de Jardin, qui sévissait depuis une vingtaine d’années ?
    Merci pour cet historique très fouillé, au ras du sol.
    Bonne journée

  2. PIERRE DERENNE dit :

    Remarquable exposé. Merci

  3. Jeremy Moczarski dit :

    This bright illumination has revealed to me what has long been perplexing – the rationale for the insidious presence of gnomes in Britain (often with windmills, to deflect attention, perhaps – I will have to think more on this…
    Thank you!

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