Deux frères pour la vie

Partis de Pologne pour fuir la répression russe succédant à l’insurrection de 1848, l’ingénieur Aleksander Babinski et son épouse se réfugient à Paris. Le couple y donnera naissance à deux enfants, Henri (1855-1931), et Joseph (1857-1932/ci-contre), qui deviendront célèbres, chacun dans un genre différent. Joseph est évoqué par tout praticien chaque fois que, gratouillant avec une pointe la plante du pied d’un patient, il constate la lente ascension du gros orteil dénommée signe de Babinski. Ce réflexe cutané plantaire traduit l’atteinte du faisceau pyramidal de la moelle épinière en un endroit quelconque de son trajet. Joseph, donc, entreprend des études de médecine. À la fin de son internat, il cherche son avenir. Suite à un décès, un poste se libère dans l’équipe Charcot. Il postule, est accepté comme chef de clinique, et devient rapidement le disciple favori du patron.

Fondateur de la neurologie, Jean-Martin Charcot bénéficie d’une réputation internationale…. Particulièrement dans le domaine de l’hystérie. Il s’agit là de troubles fonctionnels, apparaissant sans cause organique identifiée, soit par suggestion, soit sous l’influence d’un traumatisme affectif. Ils ont longtemps été, dans le passé, rattachés à des influences démoniaques ( l’affaire des possédés de Loudun), frappant essentiellement les femmes, d’où le nom de la symptomatologie (hysteros en grec signifiant utérus). Charcot a su tout à la fois «laïciser» et désexualiser ces manifestations. Dans le célèbre tableau de Brouillet, intitulé «Leçon clinique à la Salpétrière», on le voit, reproduisant sous hypnose une crise d’hystérie chez Blanche Wittman, son modèle préféré. C’est Joseph Babinski qui l’assiste dans cette démonstration.

Poursuivant son cursus, il se présente à l’agrégation, première marche vers le professorat, au concours de 1893. Le président du jury est un nommé Charles Bouchard, ancien collaborateur de Charcot, mais désormais fâché avec lui. Naturellement, il va
se faire le plaisir de coller l’élève de son ancien maître. Pour médiocre qu’il soit, le procédé appartient aux classiques du règlement de comptes entre pairs. Tout recours
s’avèrera inutile devant le principe du jury souverain.

Ulcéré, Babinski renoncera à la carrière universitaire, pour se consacrer à l’hôpital et à une solide clientèle privée. Nommé, en 1895, chef de service à la Pitié, il y demeurera toute sa vie professionnelle. Les mémoires du temps le décrivent, grand de taille, doté d’une voix grave, mais volontiers taiseux. Raisonneur, méticuleux jusqu’à la vérification compulsive, il peut rester un long moment, aussi bien dans l’examen d’un malade que dans la rédaction d’une publication. Observateur exceptionnel, chercheur infatigable, il laissera une œuvre considérable. Créateur de mots dès qu’il n’en trouve pas un suffisamment précis dans la nosographie, il va, par exemple, remplacer le terme hystérie, qu’il considère comme trop connoté, par pithiatisme (du grec peithein, persuader) traduisant bien la suggestibilité du phénomène. Tout au long de son existence d’adulte, il sera aidé par son frère aîné, de façon fusionnelle.

Henri, dit «le gros» ( l’autre étant «le jeune») est diplômé de l’École des mines. Minéralogiste, géologue, il parcourt l’Amérique du sud à la recherche de filons aurifères. Consterné, au cours de ses pérégrinations, par la nullité des nourritures qu’il rencontre, monotones bouillis ou grillés, il se préoccupe de composer des variantes et des accommodements. Son but ? Démontrer qu’en suivant des instructions simples, avec un minimum de matériel, on peut réaliser une cuisine savoureuse. De toutes ces recherches va naître un traité culinaire, considéré au même niveau que celui d’Auguste Escoffier, la bible des cuisiniers de son époque et d’encore un peu après. Il ne se borne pas à enfiler les recettes, mais les agrémente de conseils techniques, de points d’histoire, de données biologiques, physiques, voire mathématiques, de réflexions.

Sur les huîtres : «Certaines personnes les avalent sans mâcher… que ne les prennent elles en cachet ? D’autres consentent à les mâcher, mais après les avoir arrosées de sauces incendiaires, qui en masquent absolument le goût, d’autres enfin, les additionnent de jus de citron…. Les connaisseurs les enlèvent délicatement de la coquille, les portent immédiatement à la bouche, toutes nues, sans aucun accompagnement, et aussitôt, d’un coup de dent, leur percent le foie… restent un instant dans cette situation, avalent le jus, puis achèvent la mastication et la déglutition du mollusque.»
L’ensemble, d’un millier de pages, de A (abricotine) à Z (zampone aux pois) est édité chez Flammarion, en 1907. Il sera remanié plusieurs fois ( et se trouve toujours accessible) sous le titre «Gastronomie pratique», et le pseudonyme d’Ali Bab. Puis complété du «Traitement de l’obésité des gourmands», l’auteur, à la quarantaine, accusant 150 kilos, a décidé de maigrir.

Un pastiche des «Regrets» de Joachim du Bellay (1522-1560), s’insinuera dans l’ouvrage, à partir de la 5e édition (1928) :

« Heureux est Ali Bab qui fit un beau voyage,
Conquit l’Art d’apprêter volaille et venaison,
Et puis est retourné, plein d’usage et raison,
Finir, en cuisinant, le reste de son âge !

Quand verra-t-il, hélas, dans le moindre village,
Fumer le gras jambon, soigner la salaison,
Et planter, dans le clos entourant la maison,
Tomate, oignon, persil et beaucoup davantage ?

Plus lui plaît le rôti que goûtaient ses aïeux,
Que du Palace-Hôtel les mets audacieux ;
Plus que le poulet dur lui plaît la caille fine.

Plus qu’un pâté sournois, un bon petit lapin,
Plus le Pontet-Canet que le chianti latin,
Plus que le quart-Evian, la bouteille angevine. »

Ayant cessé de voyager, Henri viendra demeurer avec Joseph au 170 boulevard Haussmann, à Paris. Il veillera sur son cadet, s’occupant de l’intendance, mettant en commun le quotidien, un peu à la façon des frères Goncourt. Excepté qu’ils ne partageront pas la même maîtresse. Leur vie intime est d’ailleurs restée fort mystérieuse. Ils semblent avoir observé un strict célibat…… Ce qui laisse du temps pour travailler !

 

Jean-Paul Demarez

Crédits photos (1) Gallica/Agence Roll (2) Wellcome blog post/Science museum group
Print Friendly, PDF & Email
N'hésitez pas à partager
Ce contenu a été publié dans Anecdotique. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

3 réponses à Deux frères pour la vie

  1. Yves Brocard dit :

    Très intéressant, érudit, agréable à lire. Une belle découverte.
    Merci

  2. Laurent Vivat dit :

    Très intéressant, merci.

  3. Lise Bloch-Morhange dit :

    Le Dr Babinski était l’un des médecins (mondains) de Proust.

Les commentaires sont fermés.