Au nom des autres

Le bureau des lecteurs de la Comédie-Française ne s’y était pas trompé lorsque, en 2017, parmi les centaines de textes reçus pour ses lectures d’auteurs contemporains, il avait retenu celui de Stefano Massini, “7 minutes”. Et le Groupe des Spectateurs Engagés (1) ne s’y était pas trompé non plus en lui décernant son coup de cœur du printemps. Écrite en 2013, publiée en France en 2018 chez L’Arche dans une traduction de Pietro Pizzuti, cette pièce se démarque par son originalité, la force de son propos et les champs de réflexion qu’elle ouvre. Tout à la fois pièce politique et thriller social, elle met, par ailleurs, en scène une merveilleuse palette de personnages féminins. Ce texte d’une terrible actualité dans un monde toujours plus libéral prend aujourd’hui vie sur le plateau du Vieux-Colombier, porté par onze admirables comédiennes.

Une sorte de local de stockage où s’alignent, d’un côté, bobines de fils de couleurs et patrons de couture, de l’autre, dossiers et tableau blanc Velléda, le tout sous un plafond de néons blafards. Nous sommes dans une usine textile. Dix femmes scrutent avec angoisse une horloge. La tension est palpable. Ces femmes attendent qu’une onzième, leur porte-parole, sorte d’un interminable conciliabule où leur destin est en train de se jouer.  Les “cravates”, comme elles les appellent, tiennent leur sort entre leurs mains. Car l’usine vient d’être rachetée et les nouveaux patrons doivent annoncer leur plan concernant l’avenir de l’usine. Elles s’attendent au pire. Quand Blanche réapparaît enfin et leur annonce que l’activité continuera comme avant et qu’aucun licenciement n’est prévu, ni diminution de salaire, c’est l’euphorie ! Une seule condition à ce statu quo : diminuer de sept minutes leur temps de pause quotidien actuellement de quinze. Autant dire rien du tout par rapport à ce qu’elles craignaient, le soulagement est unanime. Seule Blanche ne semble pas partager l’enthousiasme général…

Dans une lettre adressée à chacune d’elles que Blanche a été chargée de leur transmettre, les repreneurs leur demandent de prendre position, d’accepter ou non cette condition pour l’ensemble des salariées de l’usine. Car ces onze femmes constituent ce qu’on appelle en Italie, et qui n’existe pas en France, un “comité d’usine”. Il s’agit d’un groupe d’ouvrières et de salariées élu pour représenter leurs camarades, pour se prononcer en leur nom. Elles ne sont ni syndicalistes, ni expertes du conflit social, et n’ont aucune affiliation politique. Leur rôle consiste “uniquement” à prendre une décision au nom de toutes les autres. Ici, en l’occurrence, pour les deux cents autres de l’usine Picard & Roche. Et elles ont une heure et demie pour se prononcer. Alors que l’affaire semble pliée, Blanche leur demande de prendre le temps de la réflexion et tout du moins d’en discuter. Elle-même leur fait part de ses craintes…

S’ensuit alors un débat passionnant, plein de soubresauts, où chacune exprime son avis, selon sa personnalité, son âge, son expérience, ses années d’ancienneté, ses origines, ses nécessités personnelles ou encore son souci du collectif… Quasi unanimes au départ, les points de vue divergent et évoluent au fil de la discussion. Dans une trame très similaire à celle du film de Sidney Lumet “12 hommes en colère”, le suspense est à son comble. Tel Henri Fonda seul contre tous, Blanche parviendra-t-elle à rallier les autres à elle, à leur faire comprendre qu’il s’agit là d’un marché de dupes ?

À travers cette pensée collective, tout un champ de réflexions exaltant s’offre à nous. Vaut-il mieux accepter la proposition des nouveaux patrons et préserver les emplois ou ne pas transiger sur les acquis sociaux et prendre le risque de tout perdre ? Mais si l’usine a été rachetée et que les comptes sont bons, comme l’atteste Sophie qui connaît les chiffres, ce risque existe-t-il vraiment ? Cette seule condition proposée par les cravates ne serait-elle pas tout simplement du chantage en bonne et due forme ? Et puis sept petites minutes par jour pour deux cents travailleuses, cela ne représente-il pas six cents heures de travail gratuites par mois ? Tout de même… Et cette seule condition ne risquerait-elle pas de créer un précédent ? Pour l’usine Picard & Roche, mais aussi pour les autres ?

Cette discussion dont la ligne de tension ne cesse de croître au cours du spectacle et où la parole est la seule arme agissante se suit comme un match de tennis de haut vol. Si les esprits s’échauffent, les phrases fusent, la situation extrême où sont plongées ces femmes les obligeant à aiguiser leur pensée, à déconstruire les idées reçues, à penser plus collectif.
De plus, la construction “classique” de la pièce (unité de lieu, de temps et d’action), avec dix comédiennes qui ne quittent jamais le plateau (et Blanche que temporairement), permet de faire monter cette tension à son paroxysme. Le spectateur suit ce vote comme un thriller et partage le moment de la décision en temps réel avec les personnages.
L’utilisation du bi-frontal dans la mise en scène – disposition du plateau de jeu entre deux gradins de spectateurs se faisant face –, offre, quant à elle, une proximité très efficace.  Le public se trouve en quelque sorte immergé au cœur de la discussion, ayant la possibilité de scruter à loisir les réactions des unes pendant que d’autres parlent. Saluons, à ce propos, la belle direction d’actrices de Maëlle Poésy. Dans ce texte où la parole est tout, saluons également la traduction de Pietro Pizzuti qui a su restituer avec sensibilité le parler “vrai” de femmes non rompues à l’art de l’éloquence, ce qui les rend d’autant plus attachantes et poignantes.

Mais ce spectacle à la distribution entièrement féminine doit avant tout sa réussite aux magnifiques interprètes qui le portent : sept comédiennes de la Troupe de la Comédie-Française (Claude Mathieu, doyenne de la Troupe, Véronique Vella, Françoise Gillard, Anna Cervinka, Élise Lhomeau, Élissa Alloula et Séphora Pondi, la toute dernière arrivée) auxquelles viennent s’ajouter quatre actrices extérieures tout aussi talentueuses (Camille Constantin, Maïka Louakairim, Mathilde-Édith Mennetrier et Lisa Toromanian). Évitant l’écueil de la caricature, elles sont toutes d’une grande justesse et nous offrent une belle palette de personnages. Du grand art !

Isabelle Fauvel

(1)  Voir mon article du 16/01/2018

“7 minutes” de Stefano Massini (traduction de Pietro Pizzuti), mise en scène de Maëlle Poésy, avec Claude Mathieu, Véronique Vella, Françoise Gillard, Anna Cervinka, Élise Lhomeau, Élissa Alloula, Séphora Pondi, Camille Constantin, Maïka Louakairim, Mathilde-Êdith Mennetrier et Lisa Toromanian.
Crédits photos: ©Vincent-Pontet-coll.CF

Jusqu’au 17 octobre 2021, du mardi au samedi à 20h30, le dimanche à 15h, au Théâtre du Vieux-Colombier 21 rue du Vieux-Colombier 75006 Paris

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