L’amertume en douze pieds

Si l’on devait tous s’engueuler en alexandrins, il est probable que cela limiterait les prises de becs, notamment dans la circulation. Pareil pour les débats télévisés. L’exiguïté du  théâtre La Croisée des Chemins qui reprend actuellement le « Misanthrope », fait que de surcroît l’effet est garanti sonore. Alceste donne de la voix et les foyers des logements alentour, ne peuvent manquer d’entendre quelques tirades senties, venues de fort loin. C’est bien le seul reproche que l’on peut faire à l’acteur d’ailleurs, car la puissance de son timbre trouverait mieux à s’exprimer dans une salle plus large. Mais comme il est bon de retrouver Molière, y compris dans une mise en scène moderne où le téléphone portable fait partie des accessoires. Les metteurs en scène (et également acteurs) Violette Erhart et Sylvain Martin, ont en effet transposé l’histoire dans un nouveau contexte, celui d’une soirée alcoolisée entre amis qui tourne au règlement de comptes. Ils ont même programmé une suite en sollicitant Georges Courteline et Jacques Rampal. Car la proposition est une trilogie.

Cependant, rien qu’avec ce « Misanthrope », la troupe fait mouche, augurant d’une suite favorable pour les spectateurs qui voudraient prolonger leur plaisir avec les deux volets suivants. Une belle énergie se dégage de ce premier opus. Molière n’est pas trahi. Au départ pourtant, en 1660, la pièce n’a pas rencontré le succès, trente-cinq représentations seulement puis vingt-cinq jusqu’à la mort de l’auteur en 1673. L’histoire est assez simple. Alceste en est le pilier, celui qui hait la société humaine et plus encore ses manières hypocrites. Alceste (Luc Franquine) aime Célimène (Violette Erhart) et veut la conquérir. Cependant que nombre de personnages se mettent en travers de sa route, dont le pédant Oronte interprété par Alex Gangl. Il aime Célimène mais délicieusement gaie et quelque peu volage, celle-ci le rabroue gentiment. Tandis qu’Arsinoé, ennemie de la première et jouée par un Benjamin Gourvez travesti, ne manque de révéler à Alceste quelques textos compromettants. Pas de quoi lui restaurer l’humeur et de ce point de vue-là, le fil directeur est tenu de bout en bout.

Il faut savoir qu’à l’origine c’est Molière lui-même, davantage enclin à jouer des rôles comiques, qui interprétait le sombre Alceste des débuts, avec une bonne part de lui-même, n’hésitant pas -moqueur- à livrer ce faisant, ses propres travers. C’est pourquoi le titre du départ était prolongé de « l’atrabilaire amoureux », autrement dit le grincheux de service. Et il est probable qu’un peu de sa vie privée avec Armande Béjart (parfois appelée demoiselle Menou…) ait inspiré quelques répliques.

Ce qui est épatant en tout cas, dans cette salle nichée tout en haut du 19e arrondissement, c’est que l’idée centrale fonctionne toujours, qu’elle n’a rien perdu de sa franche vitalité. Celle qui avait fait dire à Alfred de Musset (1810-1957) dans un fameux poème intitulé « Une soirée perdue », qu’il avait bien identifié « cette mâle gaieté, si triste et si profonde que, lorsqu’on vient d’en rire, on devrait en pleurer ».

Cette représentation est en tout cas bien plaisante en ce que les gènes du grand Molière sont toujours là. Le troisième volet qui conclut la trilogie, est signé Jacques Rampal (1944-2015) sous l’enseigne « Célimène et le cardinal ». Il s’agit d’une suite qui met en scène Alceste et Célimène vingt ans plus tard, presque débarrassés de leurs anciens amis, nous explique-t-on. Pourquoi pas, mais s’en tenir à Molière, rien que Molière c’est déjà beaucoup et justifie le déplacement.

« Moi, je veux me fâcher, et ne veux point entendre » répliquait Alceste à Philinte dans l’acte-1. Comme il pourrait être contemporain cet Alceste qui ne haïssait rien tant « que les contorsions de tous ces grands faiseurs de protestations  (…) ces affables donneurs d’embrassades frivoles, ces obligeants diseurs d’inutiles paroles, qui de civilités, avec tous, font combat, et traitent du même air, l’honnête homme, et le fat ». Au moins lui donnaient-il du pain sur la planche ce qui devait compenser un peu son amertume en lui donnant de l’inspiration et du style en douze pieds. Ce n’est rien de dire qu’un tel talent, de nos jours, manque à beaucoup.

PHB

« Du Misanthrope au Cardinal », Théâtre La Croisée des Chemins 120 bis rue Haxo, 75019 Paris: voir la programmation
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Une réponse à L’amertume en douze pieds

  1.  » Contrairement à cette avant-garde qui ne se veut la fille de personne et fait avec ingratitude débuter le théâtre, la poésie ou la peinture à ses propres travaux, j’aime surprendre chez les grands artistes les traces de l’hérédité. » Lucienne Desnoues.

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