Vous avez dit bariténor ?

Si on ne devait acheter qu’un CD lyrique cette année, ce serait «BariTenor», celui de l’incroyable Michael Spyres, natif du Missouri, qui ne cesse, année après année, de stupéfier le monde musical. Antistar à tous points de vue, il déclare tranquillement, avec son large sourire et son air ironique habituels, être «un petit peu nerveux» en présentant ce disque qui bat plusieurs records mondiaux : premier disque consacré au «bariténor», couvrant trois siècles de musique, alternant tous les genres, totalisant quatre «world premiere» (dont un air du «Hamlet» d’Ambroise Thomas chanté en voix de ténor et celui de l’«Ariodant» de Méhul jamais enregistré), offrant 18 plages, 15 compositeurs, 84 généreuses minutes, comme s’il ne pouvait tout simplement pas s’arrêter. Tout est phénoménal dans ce CD et chez cet interprète aux aigus rayonnants, célèbre pour ses Mozart lumineux, ses Rossini virtuoses ou ses Berlioz d’anthologie, et pour la versatilité de sa voix qui couvre près de trois octaves (comme la Callas).  Mais enfin, est-ce un bariton ou un ténor ? Où sont ses limites ?

Abordant juste la quarantaine avec une santé vocale éblouissante, il a toute une théorie sur le bariténor (parfois écrit baryténor ou baritenore en italien) qu’il développe dans le livret, soutenant que ce phénomène vocal oublié existe depuis toujours dans l’opéra, rivalisant dès le XVIIIème siècle avec les castrats adulés du public. À l’en croire, Mozart, «anticonformiste devant l’Éternel», fit le premier appel à des chanteurs-acteurs, exigeant de son primo uomo bien autre chose qu’une belle voix. Et de citer des légendes comme Nozzari, Nourrit, ou le «premier ténor romantique superstar Rubini», sans oublier le père de la Malibran, Manuel Garcia, interprétant Don Giovanni en ténor, aujourd’hui dévolu universellement à un baryton. Puis en passant par Rossini, Donizetti, Offenbach, Verdi, jusqu’au verismo du début du XXème siècle, les compositeurs ont allègrement étendu les registres de baryton et ténor jusqu’à brouiller les tessitures.

La question est loin d’être anecdotique, quand on sait que «trouver sa voix» est ce qu’il y a de plus fondamental pour un futur divo ou une future diva, puisque cela détermine non seulement les bases de leur technique, mais tout leur développement ultérieur et les rôles qu’ils pourront interpréter. Et pour de grands chanteurs-acteurs comme Spyres, cela touche également au désir profond du compositeur et à la vérité du personnage. Interpréter Don Giovanni en ténor ou en baryton influence grandement l’idée que l’on s’en fait. Ainsi lorsqu’elle chantait «Carmen» ou la Rosine du «Barbier de Séville», grâce à la longueur de sa tessiture, la Callas passait en mode mezzo et non plus soprano, comme le voulaient les compositeurs.

Bien entendu notre Yankee sait bien qu’en (re)créant l’expression bariténor il se situe hors des catégories officielles, mais il a vécu de l’intérieur cette lutte pour trouver… sa voie. Vers 18 ans, il était tellement charmé par la voix d’Omar Simpson qu’il a pensé devenir sa voix (ou «voice over»), mais il a ressenti un coup de foudre opératique après avoir découvert «Les Contes d’Hoffmann» d’Offenbach. Il débute sa carrière comme baryton, mais il lui faudra ensuite une dizaine d’années pour se transformer en ténor. Il rejoindra rapidement l’Europe et tombera amoureux fou de l’opéra français, si bien qu’au final, il compte aujourd’hui à son actif quatre opéras comme baryton et soixante-quinze comme ténors. Eh oui, on le sait, les grands rôles masculins sont dévolus aux ténors, tout comme les grands rôles féminins le sont aux sopranos. Mais si on efface les frontières, alors tout est permis, et l’enfant du Missouri, devenu le plus français des bariténors yankees, se permet tout (voir son précédent CD pyrotechnique «Amici e rivali» dédié à Rossini).
Après trois Mozart pleins de feu ou de suavité, il nous éblouit, dans deux airs romantiques français signés Méhul et Spontini, par son miraculeux français impeccable et voluptueux, suivi par ce qui doit être peut-être le plus extraordinaire «Barbiere di Siviglia» de l’histoire lyrique, révélant une veine comique proche du délire. Même exploit, en français de nouveau, dans sa résurrection du «Postillon de Longjumeau» d’Adam, qui fit les délices de l’Opéra Comique en avril 2019 (voir mon article du 15 juillet 2020), et qu’il doit être le seul bariténor à pouvoir chanter de nos jours.

Puis dans «La fille du régiment», le plus français des opéras de Donizetti, dans le fameux air aux neuf contre ut, le voilà qui damne le pion aux grands titulaires du rôle, dont le ténor péruvien Juan Diego Florez (qui bissa « Ah ! mes amis, quel jour de fête ! » le 27 octobre 2012 pour la première fois sur la scène de l’opéra Bastille). Parions que vous n’avez jamais entendu l’air suivant, celui de Kleinzach des «Contes d’Hoffmann» interprété avec cette verve comique, ce rôle vocalement meurtrier où pas mal de confrères se sont cassé la voix étant sans doute son préféré. Il ne se refuse pas non plus «Lohengrin» en français avec «Aux bords lointains» d’une poésie infinie, puis un peu de vérisme en passant, une dose de «Veuve joyeuse» de Lehar, une pincée de Ravel, un «Dies nox et omnia» de «Carmina Burana» évanescent, et pour finir «La Ville morte» de Korngold, pour lui un chef-d’œuvre absolu fort peu donné. J’oubliais : il nous offre aussi, en plage 10, un air du Comte de Luna du «Trouvère» de Verdi intégralement en voix de basse !

«Allez-y ! Lancez-vous ! Vous pouvez le faire puisque moi je le fais !» aime-t-il répéter à ses élèves. Mais un tel phénomène lyrique n’est pas prêt de se reproduire, comme il vient de le prouver à nouveau à l’Opéra Comique lors de son premier Florestan scénique dans l’unique opéra beethovénien «Fidelio» (voir mon article du 29 septembre 2021). Rivalisant cette fois avec le plus grand titulaire du rôle, le grandissime ténor allemand Jonas Kaufmann. S’il peut comme lui se produire en français avec un art consommé de la diction, et si son timbre, quoique bien différent, repose comme lui sur des sonorités quasi barytonnales, le grand Jonas ne peut pas monter dans les hauteurs stratosphériques de notre Michael.

Hasard des calendriers, le Munichois vient de sortir un CD lui aussi, s’étant laissé convaincre par son grand complice au récital, le pianiste Helmut Deutsch, que les mélodies composées par Liszt sont injustement méconnues. On connaît la beauté de son timbre de bronze, sa diction et son phrasé plus que raffinés, les infinies nuances et couleurs qu’il sait apporter à un texte, et tout cela fait bien entendu merveille. Il n’a pas de mal à nous convaincre que Liszt, auteur de quelque 90 lieder, peut rivaliser avec Schubert ou Strauss, en particulier dans les mélodies inspirées, comme pour eux, par Henrich Heine ou Goethe, ou dans les «Tre sonetti di Petrarca».

S’il fallait choisir deux disques lyriques cette année, on prendrait les deux !

 

Lise Bloch-Morhange

Photos: ©LBM

 

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Une réponse à Vous avez dit bariténor ?

  1. Christophe dit :

    Merci pour cette invitation à l’écoute des ces deux voix parmi les plus extraordinaires du moment, sinon les plus extraordinaires. Nous avons beaucoup de plaisir à vous lire semaine après semaine car vous écrivez si bien et vos propositions culturelles sont merveilleuses. MERCI

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