Les Frères Karamazov, le théâtre en noir et blanc

Sylvain Creuzevault n’a pas froid aux yeux, car après son adaptation des « Démons » en 2018, il se lance dans la dernière œuvre-monde du romancier russe, « Les Frères Karamazov ». La mise en scène tient ses promesses de «farce» et de «scandale» mais ces Karamazov en perdraient-ils un peu leur souffle ? La proposition est forte en ce qu’elle retrouve l’attrait de l’intrigue policière, et nous tient en haleine pendant près de trois heures et quart au théâtre de l’Odéon. Qui a tué le vieux Karamazov : ce mauvais père — grand jouisseur, incarné par un Nicolas Bouchaud pétulant ? Les trois fils et frères tourbillonnent autour de leur père comme autant de points cardinaux d’une boussole déréglée. Dimitri, l’épicurien au grand cœur, Ivan l’athée raisonneur sont admirablement incarnés par Vladislav Galard et Sylvain Creuzevault lui-même. Smerdiakov, le quatrième fils illégitime, est joué dans toute son ambiguïté et sa veulerie désespérée par Blanche Ripoche. Dans une construction très efficace, chaque personnage a son moment : la célèbre tirade d’Ivan sur le scandale du mal et de la mort d’un enfant est un des sommets de cette mise en scène aux rebonds nombreux.

Les femmes ne sont pas en reste et jouent leur partie de dupe. Les dialogues sont sur le fil, comme lors de la première apparition de Katerina et Grouchenka, aimant toutes deux Dimitri : les protestations d’amitié laissent place à une rivalité violente, en quelques secondes. Le théâtre donne ainsi sa puissance conflictuelle et électrique au roman ramené à l’os. On retrouve alors toute l’énergie foutraque et festive qui nous avait tant plu dans Les « Démons » mis en scène il y a trois ans ; le goût de la quasi-improvisation aussi, qui va si bien à ces tirades-tunnel dont le romancier a le secret. Nous ne sommes plus invités à boire du champagne comme en 2018, mais dans ses meilleurs moments, le spectacle comble aussi nos sens assoiffés. Ainsi de ce début de troisième partie en bord de plateau, où Dimitri, couvert de sang et d’argent, fouette cocher en chantant des chansons à boire. Son ombre se détache sur la toile de fond comme une âme (presque) damnée et l’image est saisissante.

On peut regretter cependant que cette troisième partie qui voit le procès de Dimitri soit ramassée en une scène de coulisse judiciaire, façon reportage TV, où chacun se livre à quelques commentaires plus ou moins réussis sur ce qui s’est produit dans le tribunal et qui ne nous sera jamais livré. Nécessité fait loi et il était probablement difficile de restituer la complexité des rencontres entre les frères, de la préparation puis du déroulement du procès. Le théâtre s’arrête ici aux portes du tribunal, comme si ces deux arts de parole ne pouvaient complètement se rencontrer.

Mais surtout, le troisième frère, Aliocha (incarné par Arthur Igual) est un homme de Dieu réduit à la figure d’un naïf candide, voyageant dans un monde violent avec pour seul bagage sa grande icône du Christ. On retrouve là ce travail sur les images propre aux précédents spectacles de Creuzevault. Mais ce motif éminemment comique de l’ingénu nous prive d’une dimension de l’œuvre qui aurait nourri le «dialogisme», dont M.Bakhtine faisait justement la marque de fabrique de l’écriture de Dostoïevski. Étonnamment donc, ce théâtre dialogue finalement assez peu, au sens où il ne fait pas droit à l’ensemble des parties. Que le metteur en scène lui-même incarne la figure de l’athée Ivan en était peut-être un signe. Ainsi le Staretz, à la présence si forte dans le roman, se réduit quasiment au détail grotesque de son corps puant dans la mort.

Aliocha est significativement le frère qui a la parole la plus pauvre. Et ce malgré une tirade finale très lyrique qui tente de créer une sorte de communauté du souvenir un peu étrange autour d’une présence partagée au théâtre. À défaut de communion spirituelle, une communauté théâtrale ? À tout prendre, nous aurions préféré davantage de dissensus.
Mais c’est justement cela une mise en scène, nous répondra-t-on, faire droit à une lecture privilégiée. Celle-ci est fort proche de l’analyse de Jean Genet reproduite dans le livret d’accompagnement du spectacle, et qui présente le roman comme une «blague» et «un jeu de massacre», où tout part en charpie. Les cibles de la destruction sont claires (la Russie de Poutine, présente partout, en est une) et la scénographie tout en noir et blanc, et en messages tatoués sur les murs, est extrêmement efficace et lisible. Gageons que quelques couleurs mordorées ou célestes ne l’auraient cependant pas déparée.

Tiphaine Pocquet du Haut-Jussé

 

« Les Frères Karamazov, » d’après Fiodor Dostoïevski, mise en scène Sylvain Creuzevault, Odéon (Théâtre de l’Europe) jusqu’au 13 novembre 2021, durée 3 h 15

 

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3 réponses à Les Frères Karamazov, le théâtre en noir et blanc

  1. Yves Brocard dit :

    La Grande Table critique de Lucile Commeaux et ses invités du 29 octobre étaient très positifs et chaleureux sur cette pièce, et assez convaincants.
    Mais Les Frères Karamazov font salle comble et on/je n’aura/n’aurai donc pas l’occasion d’aller se faire notre propre opinion.
    Dommage.

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