Tant vont les fables à l’eau

Dans le Paris du 19e siècle, les lions, les éléphants ou les rhinocéros étaient aussi rares qu’aujourd’hui, faute à une latitude inappropriée. Aussi, c’est tout naturellement vers la ménagerie du Jardin des Plantes que Gustave Moreau s’est tourné, afin d’illustrer par l’aquarelle, les fables de La Fontaine. Il y trouva notamment un lion que l’on appelait Brutus et un éléphant baptisé Bangkok. Quant aux vautours ou l’un des rhinocéros, animaux qui l’inspirèrent également, ils étaient anonymes. Gustave Moreau (1826-1898) répondait en cela à une commande du collectionneur Anthony Roux (1833-1913) qui voulait éditer le livre des fables avec des illustrations originales. Gustave Moreau avait donc pris une carte d’accès à la ménagerie (inaugurée en 1794), laquelle lui permettait d’approcher les animaux en dehors des horaires d’ouverture du public. Ce travail important n’avait pas fait l’objet d’une réunion des pièces concernées depuis 1906. Une soixantaine est actuellement le sujet d’une exposition, dans le lieu-même où elles furent conçues. C’est l’occasion de redécouvrir cet espace, l’homme des fables, et celui qui s’appliqua à les agrémenter sur le tard, avec un talent certain.

Le roi de la savane y figure cinq fois, dans « Le lion et le rat », « Le lion amoureux », « Le lion » (en soi), « Le lion et le moucheron » et « Le lion devenu vieux ». On se doute que pour ce qui était des moucherons et des rats, Moreau pouvait se documenter ailleurs qu’à la ménagerie. Il ramènera les esquisses dans son atelier-maison parisien de la rue de La Rochefoucauld, afin d’y donner son plein talent d’aquarelliste et de coloriste.

Le Brutus de la ménagerie s’est ainsi acquis une certaine notoriété grâce aux pinceaux de Gustave Moreau. L’image très travaillée du « Lion amoureux » comporte même une dimension symboliste et érotique qui distance sans effort et strictement sur ce plan « Le corbeau et le renard ». Cette fable du « Lion amoureux » comporte au moins deux messages, comme l’explicite un texte dans le bel album de l’exposition. D’abord parce qu’elle fait allusion à Françoise de Sévigné, bourreau des cœurs dont La Fontaine le séducteur, était également amoureux. Elle aimait opposer à ses prétendants son indifférence et son caractère farouche. Ensuite, une fois l’hommage passé (et quelque peu trempé dans le vinaigre) La Fontaine raconte ensuite l’histoire d’un « lion de haut parentage » qui, traversant un jour un pré, « rencontra bergère à son gré ». Funeste erreur d’un animal par trop sûr de sa puissance et de son charme. Car feignant la crainte de voir abîmer sa fille, le père de la bergère imposa au lion de se faire limer à ras, les dents et les griffes. Tout à son objectif, le lion n’y vit pas malice. Une fois désarmé on lâcha sur lui les chiens auxquels il ne put opposer de résistance. Ce qui fit conclure à La Fontaine: « Amour, amour, quand tu nous tiens/On peut bien dire : Adieu prudence! » Gustave Moreau a bien capté l’essence de l’histoire en figeant une Françoise très belle, très blanche et très nue, caressant de la main, la tête d’un lion éperdu et soumis. Anthony Roux avait dit des illustrations une fois livrées: « Elles sont merveilleuses, encore différentes de toutes les autres, votre cerveau est inépuisable, c’est à ne pas croire. » Compliment qui aurait pu, aussi bien, s’adresser au fabuliste, « suprême manifestation du génie français », selon le philosophe Hippolyte Taine (1821-1893).

Le premier volume des fables parut en 1668 chez les libraires parisiens Claude Barbin et Denis Thierry. Le premier illustrateur en fut François Chauveau (1613-1676). Gageons que ce ne sera pas le dernier épisode. Pour cette exposition Gustave Moreau, il a fallu en tout cas aux organisateurs trouver de la place dans le musée éponyme. Pari a priori impossible tant chaque centimètre carré des murs est occupé par des œuvres. Ce qui fait que des paravents ont été déployés aux deuxième et troisième étages, masquant une bonne partie des collections permanentes. Mais le résultat est convaincant. Cette exposition superpose en effet deux belles histoires, celle du fabuliste et celle de l’illustrateur. Une promenade dans le passé qui s’avère en tout point bienfaisante.

PHB

« Gustave Moreau, Les Fables de La Fontaine », jusqu’au 28 février 2022. 14 rue Catherine de La Rochefoucauld, 75009 Paris. Et à partir du 16 juin au Waldeston Manor, en Angleterre

Photos: ©PHB
N'hésitez pas à partager
Ce contenu a été publié dans Exposition. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Une réponse à Tant vont les fables à l’eau

  1. Pour info à propos de fables :
    Dans un article d’hommage et de reconnaissance « à deux poètes trop méconnus : Lucienne Desnoues et Jean Mogin », Claude-Henri Rocquet – entre tous, grand poète lui-même – écrivait sans détour en 1990 : « La poésie de Lucienne Desnoues est l’une des plus admirables de ce temps. »
    « On le saura mieux demain », prévoyait-il encore tout de suite avec assurance, faisant alors par là autant confiance à l’œuvre du temps qu’aux intemporelles vertus de l’œuvre elle-même qu’il connaissait bien, ainsi que son auteur.

    Ce « demain » prédit, annoncé en heureuse délivrance, ne commencerait-il pas aujourd’hui qu’au débouché d’infernales années de purgatoire paraît, hélas posthume, mais cependant enfin pour de bon – « Voici sortant comme jonquille des grands hivers à la Villon » -, un recueil d’une douzaine de fables de feu La Fontaine pourtant à jamais toutes fraîches car confraternellement détournées avec belle vivacité d’esprit et puis, pareillement, signées de main de maître en plein vingtième siècle ?
    Les Fables d’Étalon Naïf en est le titre général composé pour moitié, et comme en douce, de l’exacte anagramme du nom de l’illustrissime fabuliste.
    (Hé oui, l’anagramme est certaine,
    Et l’anagramme a de très magiques vertus.) se plaît à préciser et souligner Lucienne entre parenthèses dans une préface elle aussi fort impeccablement rédigée en vers ; soigneusement sur mesure pour nous y conter d’emblée, au plus près, la farfelue – autant que très fabuleuse ! – genèse du recueil ; nous en mettre – l’esprit ainsi rendu sacrément curieux de la suite – en grand appétit et profonde soif de lecture.
    Les Fables d’Étalon Naïf paraîtront sous peu par les soins de Jacques Ibanès aux éditions du jais avec l’enthousiaste autorisation de Sylvie Mogin-Desnoues, fille de Lucienne. Les illustrations étant de Frédérique Haüy, j’en ai écrit l’avant-propos et Gérard Allibert la postface.
    Pour tous renseignements ou éventuelles commandes, une seule adresse : jacques.ibanes@orange.fr

Les commentaires sont fermés.