« First Cow », une vache pour un rôle-titre

Plus aucun cinéphile ne peut ignorer désormais que chaque film de l’Américaine Kelly Reichardt, cinquante-sept ans, est un événement, et qu’elle a pris place parmi les plus grands dans le firmament du cinéma indépendant. Ou même parmi les plus grands tout court (voir sa rétrospective d’octobre dernier au Centre Pompidou). Venant après son film choral «Certain women» (mon article du 29 mars 2021), son dernier film tourné en 2019, «First Cow», en salle actuellement en France, ne fait pas exception. Comme à son habitude, elle est aussi coscénariste et monteuse.
Situé dans l’Oregon des années 1820, dans le milieu des trappeurs de l’époque, serait-ce une parabole quasi biblique ? Une fable écologique ? Un western néo moderne ? Une ode à l’amitié ? C’est tout cela à la fois et rien de cela, car sa façon de filmer donne le sentiment que Kelly Reichardt réinvente le cinéma à chaque plan.

Les débuts sont énigmatiques. Plan fixe sur une large rivière ou un fleuve, une longue barge vide filant lentement de gauche à droite pour disparaître peu à peu, séquence qui prendra son sens plus tard et nous permet de noter que le format de l’écran est pratiquement carré, donc que le film a été tournée en 1.33, format des films muets. Cette étrangeté contribuera à nous projeter dans le passé, mais pour le moment, nous semblons nous situer dans le présent alors que nous suivons un chien folâtrant dans les bois puis s’acharnant à creuser et déterrer quelque chose. Une jeune femme vêtue de chauds vêtements contemporains s’approche, chasse l’animal, et la caméra nous montre un crâne humain. Bientôt, nous verrons deux squelettes au complet allongés l’un près de l’autre, puis nous trouverons sans transition projetés dans le passé parmi un groupe de trappeurs du début du XIXème siècle.

Ceux-là traquent les castors pullulant à l’époque dans les forêts de l’Oregon Territory (au nord de la Californie), et sont aussi brutaux et querelleurs que ces chercheurs d’or que l’on a pu voir dans maints westerns. Ils s’en prennent à leur cuisinier, lui reprochant de ne pas assez varier ses menus, et l’homme jeune et barbu, souriant gentiment, se laisse malmener. Peu après, une nuit, il découvre un homme nu dans les bois, un immigré Chinois pourchassé par un groupe de trappeurs russes qui l’ont dépouillé de tout. Le cuisinier lui donne une couverture et reviendra lui apporter de la nourriture. Ils se retrouveront bientôt dans le café jouxtant un fort assez modeste, et ce sera le début d’une grande amitié aussi solide qu’un grand amour.

Nous ne sommes pas dans un western classique, car tout y est différent. A commencer par le rythme, d’une lenteur d’un autre temps, comme si ces hommes et les Indiens qui campent à l’entrée du fort vivaient quasiment à une époque préhistorique. Nous nous mettons physiquement à leur rythme, comme envoutés par ce soin qu’ils mettent à tout faire sans hâte et sans conflit. D’autant plus que Kelly Reichardt ne filme et ne cadre jamais comme on s’y attend. Elle aborde scènes et personnages par une trouée dans les feuillages, une branche bizarre, un gros plan sur des bottes, un sourire, ces mains du cuisinier entourées de tissus qui s’effilochent de plus en plus. Quand on entre dans un intérieur, pas de plan large, mais un détail révélateur, nous ne verrons pas le reste.
Et puis il y a le silence. Quelques notes de guitare au début, et puis plus rien. Le silence des bois. Le silence entre ces gens qui se parlent à peine. Mais quand ils parlent, leurs paroles prennent un relief étonnant. Quand on pense à toutes ces musiques tonitruantes qui accompagnent les films d’aujourd’hui, on bénit cette cure de silence qui donne un tel prix aux personnages et aux paysages.

Il faut dire ici que le film est adapté d’un roman, «The Half-Life», premier livre de Jonathan Raymond publié en 2004, qui signe avec «First Cow» sa cinquième collaboration comme scénariste avec son amie Kelly, tous deux étant originaires de l’Oregon et vivant à Portland, la capitale de l’état. La cinéaste a beaucoup simplifié l’intrigue du livre qui se situait à deux époques différentes (comme au début du film) pour suivre le destin de l’humble cuisinier Cookie Figowitz et de son compagnon King-Lu, immigrant chinois, beaucoup plus entreprenant, qui veut partager avec lui ses rêves de grandeur. Pourquoi ne pas voir grand pour sortir de leur situation de marginaux ? Pourquoi ne pas aller jusqu’en Chine (d’où la barge du tout début faisant route vers Canton) ?

Pas question de déflorer le sujet en montrant comment ils se lancent dans la confection de beignets, et comment la première vache (the first cow) aux grands yeux cernés de blanc que nous voyons arriver par bateau sur cette terre encore sauvage va jouer un rôle essentiel dans leur aventure. Les deux comédiens principaux, John Magaro en Cookie et Orion Lee en King-Lu ne sont pas très connus, au contraire du célèbre Tobie Jones en colon anglais régnant sur le fort avec toute la morgue voulue. La fin sera aussi énigmatique que le début, puisque chez la native de l’Oregon, rien n’est asséné, tout est suggéré. A chacun de faire appel à son imagination.

Pas un souffle, pas un toussotement, pendant les 2 heures et deux minutes de la séance de dimanche dernier à 18 heures au Landowski, cinéma art et essai de Boulogne-Billancourt. On en sort comme dans une transe. Le film marche si bien qu’il est prolongé de semaine en semaine.

Lise Bloch-Morhange

 

Film américain de Kelly Reichardt. Avec John Magaro, Orion Lee, Tobie Jones, Ewen Bremner, Jared Kasowski (2h02). Sur le web : sister-distribution.ch/first_cow/

Crédit images: Courtesy of A24-min
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6 réponses à « First Cow », une vache pour un rôle-titre

  1. Esquirou dit :

    Superbe !

  2. PIOT Christine dit :

    Chère Madame,
    Merci pour votre très beau texte sur ce film magnifique. Une petite précision seulement, Kelly Reichardt habite dans l’Oregon, son lieu d’élection, mais elle est née dans la banlieue de Miami, de parents policiers tous les deux. (v.  » Kelly Reichhardt, L’Amérique retraversée » de Judith Revault d’Allonges, éditions du Centre Pompidou 2020)

    • Lise Bloch-Morhange dit :

      Merci à vous de cette précision, qui s’applique également à Jonathan Raymond, né à San Francisco. En fait le magnifique état de l’Oregon, avec ses forêts et ses lacs de montagne, est devenu un centre du cinéma indépendant notamment sous la figure tutélaire du cinéaste Todd Haynes , qui a présidé à la rencontre entre Kelly et Jonathan.

  3. Krys dit :

    Merci de nous faire découvrir une cinéaste de qualité. Je vais me précipiter pour la découvrir.

  4. Marie-Hélène Fauveau dit :

    Oh oui premier film pour moi de retour au cinéma
    Merci Lise

    • Lise Bloch-Morhange dit :

      Même chose pour moi Marie-Hélène! « Fist Cow » signe mon retour au cinéma, quel bonheur!

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