A tout berzingue

Des personnalités aussi variées que Saint-Remacle, Guillaume Apollinaire et Juan-Manuel Fangio ont eu, à des titres divers, des intérêts à Stavelot, commune wallonne de Belgique. L’un pour avoir fondé une abbaye en 651, l’autre pour son grand départ en poésie, et le troisième pour avoir disputé des courses sur le circuit de Spa-Francorchamps. Il faillit même y laisser -une fois de plus- la vie. Au début des années cinquante, peu avant d’abandonner la compétition, celui que l’on surnommait en Argentine El Chueco, avalait au volant de sa Maserati,  « la côte de Burnenville, le virage de Malmédy et la descente de Masta ». Dans le « virage très long et très rapide de la grande courbe de Stavelot », son bolide dérapa sur une flaque d’huile et « partit comme une torpille dans le fossé ». Encore une fois, précisait Olivier Merlin dans une biographie du champion parue en 1959, « la baraka avait protégé Juan-Manuel ».

La fin de carrière de Fangio, en 1958 à 47 ans, coïncidait avec un changement d’époque et de style. Durant les décennies précédentes, les pilotes n’avaient pas obligation de porter un casque, ils s’habillaient comme ils l’entendaient, avec des chemisettes fantaisies, éventuellement agrémentées de nœuds-papillon. Les courses étaient des aventures épiques, aussi dangereuses pour les pilotes que les spectateurs. Au bout d’un certain nombre d’accidents dramatiques justement, les règlements succédant aux règlements, la compétition automobile devint plus policée. Olivier Merlin raconte cette période d’avant, pionnière, sans mentionner -car ce n’était pas vraiment le sujet- que l’art moderne s’en était mêlé via le machinisme ou le futurisme. Des hommes comme Filippo Tommaso Marinetti (1876-1944) ou encore Francis Picabia (1879-1953) voyaient dans la vitesse et la mécanique un motif de dégagement artistique. En 1912 déjà, Picabia avait dans sa Peugeot sport, emmené à des vitesses insensées Apollinaire et Marcel Duchamp, aux confins du Jura, un road trip avant l’heure constituant à maints égards, un épisode remarquable dans leurs vies respectives.

À travers cette biographie du multiple champion du monde, Olivier Merlin décrit un monde viril, pour le moins sans douceur, où la compétition entre constructeurs (Mercedes, Alfa Romeo, Maserati, Ferrari…) n’avait d’égale en férocité que celle que se livraient les pilotes sur les circuits du monde entier. Il raconte comment le petit mécano argentin des débuts s’était progressivement hissé aux premières places des podiums, suscitant un tel engouement planétaire que la remarque « tu te prends pour Fangio » fut longtemps une expression courante. Il dépeint un athlète du volant dont les muscles répondaient instantanément en début de virage, à ce que « son cerveau avait conçu en un clin d’œil ». Mais il souligne aussi que l’homme était un gentleman, préférant la vie de famille aux mondanités et sachant aussi faire preuve de fair-play quand les événements de la course le commandaient. Sans compter le sang-froid et même la décontraction qu’il afficha lorsqu’il se vit enlevé à Cuba par les hommes de Fidel Castro.

Incidemment, ce livre nous amène à nous pencher sur son auteur disparu en 2005 et dont Marion Van Renterghem, journaliste au Monde, avait brossé une -si l’on peut dire- très vivante nécrologie. « Ce pionnier du Monde délicieusement égotiste, et déjà une légende, vient de mourir chez lui, à Paris, à presque 98 ans », avait-elle écrit en liminaire. Elle évoquait entre autres choses « un journaliste vif et chauve, toujours tiré à quatre épingles et qui parlait en sautillant comme un boxeur, les jambes légèrement pliées. Incarnant le chic de l’époque au point d’avoir son portrait dans Vogue hommes. Se trouvant comme dans son jardin à Wimbledon et à Roland-Garros, autour des rings de boxe, sur les circuits de formule 1, aux arènes des courses de taureaux et dans les coulisses de l’Opéra ». Il faut lire ce portrait consultable en ligne (1), où elle nous apprend qu’Olivier Merlin (qui fit un intermède professionnel à Paris-Match) logeait par faveur dans un bureau du Monde, boulevard des Italiens, ce qui lui permettait dès l’aube, laissant sa maîtresse du moment au lit, d’aller consulter les dépêches en robe de chambre. Et comment il usa de son influence au secrétariat de rédaction afin de faire évoluer des titres aussi plats que « La situation en Espagne ».

On comprend mieux en lisant cet article de Marion Van Renterghem, pourquoi Juan-Manuel Fangio et Olivier Merlin ne pouvaient que s’entendre, durant cette longue période où le panache n’était pas un vain mot, que ce soit au volant d’une Ferrari ou la main sur le corps d’un stylographe.

PHB

(1) Lire l’article de Marion Van Renterghem

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2 réponses à A tout berzingue

  1. Yves Brocard dit :

    Merci pour ce réveil en trombe. Olivier Merlin explique-t-il d’où venait ce surnom d’El Chueco, qui semble vouloir dire qu’il avait les jambes arquées. Sur les photos que nous montre Google, on le voit la plupart du temps assis dans sa voiture, et donc « sans ses jambes ». Est-ce fait exprès ?
    Bonne journée.

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