Edgar sans partition

Edgard Moreau est un de ces petits génies français qu’on suit avec ébahissement au fil du temps. Il est vrai qu’il a commencé son parcours au violoncelle à quatre ans, et donné son premier concert à onze ans avec l’Orchestre du Teatro Regio de Turin sur l’instrument chéri d’Offenbach. Ensuite, il a aussitôt joué avec de grandes formations de par le monde, de Saint-Pétersbourg et Moscou à Paris avec l’Orchestre national de France sous la direction de notre cher Alain Altinoglu, en passant par Caracas ou Hong Kong. En 2009, à quinze ans, il est lauréat du concours Rostropovitch (Prix du Jeune soliste) et remporte deux ans plus tard (à dix-sept ans !) le deuxième prix du concours Tchaïkovski à Moscou. Nommé la même année lauréat de la Banque Populaire et soutenu par la Fondation d’Entreprise Safran pour la musique, il pourra s’offrir, si l’on peut dire, du moins jouer sur un instrument signé David Tecchler de 1711 presque aussi grand que lui. Les récompenses continuent à pleuvoir : «Young Concert Artists» à New-York, superbe tremplin international, «Révélation Instrumentale 2013», «Soliste Instrumental 2015» des Victoires de la Musique Classique, tandis qu’il sort son premier disque chez Erato, «Play», en 2014 (à vingt ans !) et son second l’année suivante («Edgard Moreau Giovincello» où il saute en l’air de bonheur sur la couverture, CD que j’avais chroniqué le 10 février 2016). Le voilà devenu une gloire nationale, qui interprète le 27 novembre 2015 la « Sarabande » de la 2e suite de Jean-Sébastien Bach lors de la cérémonie se déroulant aux Invalides en hommage aux victimes des attentats du 13 novembre 2015 à Paris.

C’est toujours la même question, lancinante, pressante, énervante : comment devient-on un petit génie musicien ? Naît-on comme ça ? Edgar Moreau n’a pas besoin de construire sa légende, comme tant d’autres, tant le talent de ce fils d’antiquaires est l’évidence même. Lors d’une interview au téléphone en mars dernier, le critique musical de Francetvinfo Bertrand Renard lui a fait raconter comment tout a commencé : «Un papa, marchand d’art, entre dans une boutique d’antiquités du côté de Drouot avec son bambin de quatre ans. Et pendant que le papa discute avec la propriétaire, l’enfant est intrigué par un son venu du sous-sol, j’imagine une cave, dit Edgar, mais on ne joue pas dans une cave, c’était sans doute une sorte d’entresol, et là une petite fille joue du violoncelle et le petit garçon, peut-être fasciné aussi par la grâce de la petite fille, est ébloui par l’instrument…». Le père a joué un peu de la guitare électrique au lycée, sans plus, mais ô miracle, il prend la carte du professeur, un certain pédagogue chilien nommé Carlos Beyris chez qui le petit Edgar apprend la musique en s’amusant et sans même apprendre le solfège. Un père à l’écoute, un formidable pédagogue suffiraient-ils à créer un génie ? En plus, ses trois sœur et frères viennent s’amuser avec lui !

C’est l’autre aspect de ce conte de fée, cette fratrie qui embrasse la musique à bras ouverts en suivant l’ainé : Raphaëlle, deux ans de moins, se met au piano, David l’imite et Jérémie, le petit dernier, passe du violon au piano. Donc l’aîné demeure le seul violoncelliste, tout en se mettant au piano à l’âge de sept ans, obtenant son prix au Conservatoire de Boulogne-Billancourt à seize ans. Mais si Edgar demeure le petit génie de la fratrie, ils adorent toujours se produire ensemble, et ils ont sorti en 2020  « A Family Affair ». Même si on ne sait pas ce que réserve l’avenir dans cette fratrie qui semble née avec des gènes musicaux hérités d’on ne sait qui.

Pas une place de libre, le 2 décembre dernier, dans l’auditorium de la Maison de la Radio et de la Musique (comme on l’appelle maintenant), le long de la Seine. Impressionnant de voir le moindre siège occupé jusqu’en haut du troisième étage quelque peu vertigineux. Parions que la foule était venue pour entendre Edgar Moreau interpréter le «Concerto pour violoncelle et orchestre» de Robert Schumann. Car ce n’était pas l’ouverture du «Carnaval» de Dvorak donnée au début ou l’orchestration de Schöenberg du «Quatuor pour piano et cordes numéro 1» de Brahms, programmé en seconde partie, qui pouvaient attirer une telle foule. C’était bien notre petit génie. Le jeune chef franco-suisse Lorenzo Viotti dirigeant ce soir-là l’Orchestre national de France nous a prévenus d’emblée : le Carnaval de Dvorak allait nous réveiller, tout comme l’adaptation de Schönberg d’un Brahms enflammé allait nous secouer. Le carnaval nous a réveillés, en effet, porté par un National plein d’allégresse.  Quant à Edgar… c’était tout autre chose.

Portant son précieux instrument aux tons chauds devant lui à bout de bras, il a pris place sur une chaise en avant de l’orchestre, en costume sombre, chemise blanche à col ouvert mais boutons de manchettes, chaussettes rouges et chaussures vernies noires, l’air à la fois souriant mais très concentré. Un visage d’une beauté juvénile étrange, les yeux étirés, un peu comme un ange du bizarre du Moyen-Age, et comme on aimerait imaginer Mozart (alors que ses rares portraits ne sont pas très flatteurs). C’est peut-être son niveau de concentration et d’intensité qui explique tout, à la fois son jeu et son contact immédiat avec le public.  L’œuvre était étrange. Le violoncelle, dont on dit qu’il est l’instrument le plus proche de la voix humaine, jouait beaucoup en solo, l’orchestre ne venant qu’en appoint, et sans qu’il y ait vraiment interaction. Le maestro veillait à ne jamais couvrir l’instrument qui déroulait sa plainte grave et obstinée. Le visage penché, les yeux fermés, Edgar semblait à l’écoute d’un son qui sortirait de lui-même par la force de son intensité d’écoute, ou parce qu’ils ne font vraiment plus qu’un. Il a interprété cette œuvre difficile de trente minutes sans partition.

Après le court entracte, le National s’est régalé des accents héroïques et martiaux de ce Brahms revu par Schönberg, mais mon voisin et cousin m’a rappelé à la fin ce mot de Woody Allen : «Quand j’écoute trop de Wagner, j’ai envie d’envahir la Pologne.» En tout cas le public, lui, ovationnait le National.

Lise Bloch-Morhange

Radio France concerts
Orchestre National de France
15,16 décembre, Concert de Noël, Camille Saint-Saëns, Requiem et Symphonie n°3 «avec orgue», direction Christian Macelaru, chef en titre
30, 31 décembre, Concert du Nouvel an, Offenbach et ses amis, direction Christian Macelaru
Orchestre Philharmonique de Radio France
8, 9 janvier, « Hannigan and friends »

Photos: ©LBM
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3 réponses à Edgar sans partition

  1. Solange Aincy dit :

    La même passion, la même fidélité et admiration pour notre Edgar national !!!

  2. anne chantal dit :

    Continuez sans modération à nous faire partager vos coups de coeur musicaux; merci à vous.
    le concert était retransmis sur FM, mais certes ce n’est pas la même « communion ».
    J’ai déjà entendu en live ce jeune prodige à la gueule d’un ange, et on est obligé de craquer !

  3. Krys dit :

    Merci Lise pour ce beau commentaire sur les qualités d’Edgar Moreau, assurément un très grand interprète, en communion avec son violoncelle qui semble dominer et diriger l’instrumentiste… Une très très belle soirée musicale dans la Maison Ronde, un peu gâchée à mon goût par une deuxième partie de concert un peu trop martiale et « chermanique ». Les endormis se sont certainement réveillés. Merci pour tous vos conseils avisés.

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