Esprit-Madeleine Poquelin, fille de Molière

Esprit-Madeleine Poquelin (1665-1723) fut la seule enfant de Molière et d’Armande Béjart parvenue à l’âge adulte (1). De cette fille de Molière, nous ne savons pratiquement rien. Georges Forestier, dans sa biographie consacrée au comédien et dramaturge, indique qu’elle aurait passé son enfance dans une institution religieuse et qu’âgée de sept ans à la mort de son père, elle n’aurait quitté le couvent où elle avait grandi que “pour expier, par une vie chrétienne et austère, le métier “infâme” de ses parents dont elle ne voulait rien connaître.” Elle n’eut pas de descendance. Quel curieux destin que celui de la fille de Molière et quelle frustration de n’en rien savoir ! L’écrivain et critique littéraire italien Giovanni Macchia (1912-2001) décida, en 1975, de s’en emparer et de sortir ce personnage du silence qui l’entourait. À partir d’éléments extérieurs connus, il choisit d’en donner une libre interprétation, à travers la fiction d’une conversation avec des interlocuteurs imaginaires. La pensionnaire Danièle Lebrun est la merveilleuse interprète de ce monologue.

Vêtue d’une majestueuse robe bleue et coiffée d’une élégante perruque, la comédienne vient prendre place sur la scène, face public. Tout au long du spectacle, elle gardera l’immobilité de cette position assise. Une immense psyché à sa gauche dédouble son image. Elle est la fille de Molière et, pour la première fois, accepte de sortir de son silence pour répondre à une interview. Tout d’abord rétive, elle finira par donner libre cours à ses souvenirs et à laisser parler son cœur.

Elle raconte l’enfance rue Saint-Thomas-du-Louvre, dans cette maison donnant sur la place du Palais-Royal où vivaient, répartis dans les étages, les Molière et les Béjart : Molière, Armande et leur fille, Madeleine Béjart et sa mère Marie Hervé, Geneviève Béjart et son mari Léonard de Loménie. Elle revoit la galerie de personnages qui entouraient son père : le jeune Baron qui, de douze ans son aîné, avait vécu chez eux, découvert et élevé comme un fils par Molière, et qu’elle trouvait terriblement beau, l’ami Chapelle que l’enfant d’alors jugeait libertin et de mauvaise influence… Elle parle avec beaucoup d’affection de sa tante Geneviève, de son oncle Louis, et de ce monde du théâtre qui la fascine et la révulse tout autant, trouvant ainsi cruel d’utiliser les infirmités des uns et des autres, telles la toux de son père ou la boiterie de son oncle, pour faire rire le public et de toujours poursuivre l’aventure théâtrale quoi qu’il en coûte.  La reprise du “Malade imaginaire” par sa mère et La Thorillière dans le rôle d’Argan, deux semaines seulement après la mort de son père, reste pour elle tout aussi incompréhensible qu’indécente.

Elle se rappelle son père qu’elle a toujours connu fatigué et nerveux, avec des problèmes de santé, se retirant dans sa maison d’Auteuil pour travailler au calme, loin du tumulte de la vie parisienne et d’un ménage malheureux, cet illustre père qu’elle aime et plaint tout à la fois, qu’elle aurait préféré simple auteur comme Racine car Racine “par bonheur n’était pas acteur” et connut, lui, le bonheur conjugal. Elle raconte les rapports conflictuels avec sa mère, le remariage de celle-ci avec un acteur, une vie vouée entièrement au théâtre…, ce théâtre qu’elle abhorre, tout à la solde de cette “race ignoble des spectateurs” qui exige tant, trop… Alors pour mettre fin à cette lignée de comédiens, pour arrêter la fatalité, elle n’a pas eu d’enfant et s’est retirée dans un couvent, loin du théâtre.

Et pourtant n’était-elle pas destinée à être une enfant de la balle ? N’avait-elle pas aimé jouer à six ans un petit amour dans “Psyché” ? Et surtout son père n’avait-il pas écrit exprès pour elle ce merveilleux rôle de Louison dans “Le Malade imaginaire” ? Mais l’enfant de sept ans, pétrifiée, n’avait pas réussi à émettre un son et ce fut la petite Louise Beauval, fille de deux comédiens de la troupe de Molière, qui interpréta finalement le rôle.
Dans son couvent, elle mena une vie de douce torpeur jusqu’au jour où les ragots et rumeurs d’un terrible pamphlet vinrent jusqu’à elle. Il y était dit qu’elle était le fruit d’un mariage incestueux et que Molière était à la fois le père et le mari d’Armande, sa mère. Cette accusation d’inceste fut une grande souffrance pour l’adolescente qui, ne sachant si l’attaque était fondée ou non (2), préféra garder le silence. Et l’on n’entendit jamais parler de la fille de Molière…

À travers cette interview fictive, Giovanni Macchia nous livre un témoignage poignant sur Molière et sa troupe et c’est toute une époque de l’histoire du théâtre qui prend vie devant nous. La talentueuse Danièle Lebrun excelle dans ce magnifique monologue, tout comme elle excella il y a quelques années, sur ce même plateau, dans un autre Singulis (3). En cette saison exceptionnelle pour la Maison de Molière où est célébré le 400ème anniversaire de l’auteur de “L’École des femmes”, voici un bel hommage qui nous parvient par des sentes pour le moins particulières. A ne pas manquer !

Isabelle Fauvel

 

(1) Molière (1622-1673) et son épouse Armande Béjart (vers 1643-1700) eurent quatre enfants : Louis en 1664, mort à l’âge de dix mois, Esprit-Madeleine en 1665, seule survivante de la fratrie, Marie, dont nous ne connaissons que la date des obsèques en octobre 1668, et Pierre en 1672, décédé au bout de vingt-sept jours.
(2) Quelques actes officiels, dont l’acte de mariage du 20 février 1662 entre Molière et Armande, désignaient celle-ci comme la fille de Marie Hervé et du défunt Joseph Béjart et donc comme la très jeune sœur de Madeleine. Or il semble avéré qu’Armande fut en réalité la seconde fille que Madeleine eut de sa liaison avec le seigneur de Modène. Par ailleurs, le 4 août 1665, Esprit-Madeleine Poquelin fut tenue sur les fonts baptismaux par Esprit Rémond de Modène et par Madeleine Béjart, ses parrain et marraine, à une époque où l’usage voulait que les parrain et marraine soient les grands-parents.
(3) Singulis ou l’art du seul-en-scène
“Le Silence de Molière” de Giovanni Macchia, traduction de Jean-Paul Manganaro et Camille Dumoulié.  Interprétation de Danièle Lebrun et mise en scène d’Anne Kessler.
Jusqu’au 27 février au Studio-Théâtre de la Comédie-Française

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Une réponse à Esprit-Madeleine Poquelin, fille de Molière

  1. Philippe PERSON dit :

    Ai vu il y a quelques années à feu le théâtre de Boulogne-Billancourt, une version de ce texte avec Ariane Ascaride…

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