Quand la Ford Vedette puisait dans la poésie et la peinture

D’après Jean Cocteau, l’original de cette lithographie ci-contre avait disparu. C’était un portrait de lui, exécuté par la peintre Marie Laurencin. Et comme la plupart du temps, on retrouvait une belle part d’elle-même dans le visage ainsi brossé et que Cocteau trouvait pourtant ressemblant. D’ailleurs il disait « que tout peintre exécute son propre portrait quoiqu’il imagine, que le modèle n’est que le prétexte à enrouler sa ligne secrète, et, qu’en fin de compte ce n’est pas le modèle que nous reconnaissons, mais le peintre ». Ces lignes comme la lithographie, ont été retrouvés dans un prospectus pour la marque Ford, à l’occasion du salon de l’automobile millésime 1951. Les commerciaux de Ford avaient en effet publié un riche publireportage pour vanter la marque et, afin de faire chic sans doute, ils avaient fait appel à Marie Laurencin, Jean Cocteau et même Baudelaire dont on pouvait se demander un peu ce qu’il fichait-là. Son poème « Ciel Brouillé » n’avait évidemment aucun rapport avec le monde la voiture, encore moins avec Ford.

Mais les gens du marketing avaient sans doute jugé que des vers somptueux qui disaient notamment « Tu te rappelles ces jours blancs, tièdes et voilés/ Qui font se fondre en pleurs les cœurs ensorcelés/ Quand agités d’un mal inconnu qui les tord/Les nerfs trop étrillés raillent l’esprit qui dort », eh bien peut-être donneraient-ils, par hypnose ou annihilation de la conscience, l’envie au lecteur de sortit son chéquier pour s’acheter une Ford Vedette huit cylindres.

De toute évidence un certain nombre de journalistes, outre un poète et une artiste, avaient été rémunérés par la marque afin de déguiser le prospectus en publication chic. Sans trop de scrupules ils avaient rédigé des articles à la gloire de Henry Ford et de ses automobiles avec quelques concessions discrètes aux autres marques. Ce dernier alibi était cousu de fil blanc et la marque devait au mieux prendre ses clients pour des rêveurs éveillés. Parmi les pages on comptait par exemple un vaste développement rédactionnel autour de la pêche au lancer et du bonheur d’aller chercher le poisson dans les rivières « d’eau claire et fraîche ». L’article était accompagné d’une photo qui soulignait en légende qu’après « des heures passées à pourchasser la truite (…), quel plaisir de retrouver sa voiture sur la rive, prête à vous ramener à la maison, par les sentiers et travers champs, s’il le faut ». Ô surprise, la voiture en question était une Ford Vedette, dont la belle image taquinait le désir du futur client, à l’occasion d’une belle transmutation du pigeon en goujon.

En l’occurrence, c’étaient effectivement de belles bagnoles, notamment le coupé Ford Comète (dérivé de la Vedette, ci-contre) pour lequel Cocteau avait été sollicité. Des problèmes de fin de mois probablement avaient conduit le poète à sacrifier sa belle plume. Mais dans son portrait écrit de Marie Laurencin, il n’était nullement question de Ford, plutôt de Matisse, Picasso ou encore Apollinaire (mais oui) et l’on ne peut que supputer une spéculation via un alliage d’images subliminales entre l’idée de comète et l’ex-compagne d’Apollinaire. Ou bien, à travers une délicate peinture d’une mère et de son enfant sur la plage, viendrait-il à l’esprit du consommateur qu’il manquait une Ford au paysage, par association d’idées. On appelle cela la suggestion voire le nudge marketing si l’on veut être à la page.

Il fut une époque, lointaine heureusement, où les journalistes étaient dénommés publicistes et le terme aurait été dans ce cas précis plus approprié. Puisque au hasard, dans son passage en revue du salon 51, cette plume un peu achetée sur les bords, avait bien dû caser que la Comète était « indiscutablement le clou du salon ».

Mais le clou du prospectus lui, était sans conteste possible ce poème de Baudelaire, qui commençait par « On dirait ton regard d’une vapeur couvert/ Ton œil mystérieux (est-il gris ou vert)?/Alternativement tendre, rêveur, cruel/Réfléchit l’indolence et la pâleur du ciel ». Baudelaire à qui Monoprix avait emprunté un jour de 2012, sans vergogne aucune et afin de promouvoir un bijou (1), un petit poème, «Lola de Valence», une pièce des Épigraphes. Ford de son côté aurait aussi pu piocher dans « Sed non satiata », merveilleux opus des « Fleurs du mal » dans lequel il était écrit: « L’élixir de ta bouche où l’amour se pavane/Quand vers toi mes désirs partent en caravane ». Il aurait suffi de remplacer « caravane » par « Ford Comète », mais soit ils n’y avaient pas pensé, soit ils n’avaient pas osé. L’abstention a parfois du bon.

Ce qui nous fait penser par esprit d’enchaînement à Dustin Hoffman dans le « Lauréat », interrogeant Madame Robinson (Anne Bancroft) sur la marque de la voiture, où à l’arrière sur la banquette, elle avait conçu sa fille (Katharine Ross). C’était une Ford et Benjamin avait trouvé que c’était incroyable de copuler dans une Ford, sans préciser quelle marque eût été mieux appropriée. Mais c’était en 1967 et visiblement Ford n’était pas intervenu pour effectuer un placement-produit, comme c’est fort souvent le cas de nos jours.

PHB

(1) À propos de « Lola de Valence » sur Les Soirées de Paris

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3 réponses à Quand la Ford Vedette puisait dans la poésie et la peinture

  1. anne chantal dit :

    Article délicieusement « rétro »; merci au rédacteur ..
    Clin d’oeil réjouissant pour la journée.
    Ce coupé n’a été fabriqué qu’ à un tout petit nombre d’exemplaires , je crois . La grosse Vedette était, elle, un tant soit peu « pataude » ….

  2. jmc dit :

    Mais oui elle était belle, cette bagnole.
    Jean Marais en conduit une (Ford Vedette mais pas sûr que ce soit un coupé) dans Julietta, de Marc Allégret (sorti en 1953), parions qu’il avait exigé ce modèle sur le conseil avisé de son pote Cocteau.

  3. Debon Claude dit :

    Poésie et publicité… J’avais fait il y a très longtemps un cours à la Sorbonne sur ce sujet. Des publicistes y participaient. Ils m’avaient fourni l’exemple d’un alexandrin destiné à favoriser la consommation des petits pois: « On a toujours besoin de petits pois chez soi ». Publicité très efficace puisque la vente des boîtes de petits pois était montée en flèche. Sauf qu’elle avait stagné brusquement: on achetait les boîtes et on les stockait. D’où le slogan suivant: « Mangez des petits pois! » Un seul hémistiche! Les petits pois ne peuvent rivaliser avec la Ford Vedette: au début du XXe siècle l’industrie fournissait de quoi admirer: « Nous n’aimons pas assez la joie/De voir les belles choses neuves » écrivait Apollinaire dans « La Victoire ». Plusieurs poètes et écrivains se sont prêtés au jeu.

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