Poèmes d’amour dégueulasses

Peut-être que les lecteurs de différentes revues américaines de contre-culture le savaient, mais en France les amateurs de l’écrivain Charles Bukowski, sans doute pas. « Le vieux dégueulasse » (Notes of a dirty old man), tel qu’il s’était intitulé un jour, faisait de petits dessins, en marge de ses poèmes qu’il tapait à la machine à écrire. Sans se prendre pour Raphaël bien sûr, on sentait tout de même qu’il y mettait du sien dans ces croquis dont le style n’est pas sans évoquer Georges Wolinsky. La comparaison ne risque pas de les choquer, ni l’un ni l’autre, puisque le premier a disparu en 1994 à Los Angeles et le second a été assassiné en 2015 lors de l’attentat contre Charlie Hebdo. Les éditions Au Diable Vauvert ont eu la bonne idée de publier un recueil de ses poèmes d’amour, à l’intention de ses femmes, de sa fille et aussi de trottins et catins. Pas de quoi rêver, cependant, car ses textes sortent du caniveau, d’une cuisine encombrée de vaisselle sale, de quartiers glauques, de lits aux ressorts démolis. Bukowski n’est pas hors-sol.

Il est, c’est bien clair, aux antipodes de la belle poésie. Au contraire d’un Baudelaire ayant « longtemps habité sous de vastes portiques/Que les soleils marins teignaient de mille feux », lui au contraire traînait dans les mauvais faubourgs des cités américaines et racontait des histoires de vies cassées, de jobs tout au bas de l’échelle sociale, de femmes vieillies, de femmes rencontrées dans des bars. L’univers de cet homme né en 1920 en Allemagne, ne se prêtait guère à la poésie rimée, suivant en cela (et possiblement sans le savoir) le précepte d’un Rainer Maria Rilke qui recommandait dans une de ses correspondances, de se débarrasser de cette rime qui corsetait par trop les idées au bénéfice de la prosodie. Il valait pour autant, mieux que cette image réductrice que les médias français ont gardé lors de son passage télévisé chez Bernard Pivot, là où il se saoula en direct devant une assistance bon genre.

Ses textes ainsi rassemblés sont surmontés de titres qui en disent long sur les lignes qui s’ensuivent comme « Un poème pour une vieille femme aux dents gâtées », celui pour une « stripteaseuse », celui pour un « cireur de chaussures ». Ou encore « Pour Jane: avec tout l’amour que j’avais, ça ne suffisait pas », où il est question de « rats dans la sauce » et d’une jupe retrouvée au sol  dont la propriétaire ne lui sera pas rendue. Celui-là est accompagné d’une photo du texte tapé à la machine avec une croix surmontée d’un oiseau. Une mention en haut à gauche indique qu’il a été rédigé sur un de ces longs boulevards des cités californiennes qui comportent bien plus de mille numéros.

Charles Bukowski écrivait cru, très cru, à la machine. Et d’ailleurs, l’un de ses poèmes d’amour lui est dédié, alors que l’on croyait avoir à faire à une de ses femmes qu’il avait fréquentées: « J’ai cette machine/Cette machine et moi vivons ensemble/Olympia c’est son nom/Une brave fille/Presque toujours/Fidèle ». Le personnage a donc vécu avec ces lourdes choses dont il fallait changer régulièrement le ruban et dont le son, le tac-tac des touches, le bruit de caisse-enregistreuse des retours-chariot, sonorisa sur près d’un siècle la création littéraire, soit une vive différence avec la discrétion des claviers d’ordinateurs d’aujourd’hui.

C’était un poète des antipodes on l’a dit, qui aimait aller se détendre sur les champs de courses, mettait une grande distance avec les idéologies variées issues des années soixante et soixante-dix et qui ne savait pas vraiment s’y prendre avec les femmes, ce qui était paradoxalement un de ses charmes. Les hommes trop souvent bourrés ne font pas des histoires d’amour qui durent et on peut lire à ce propos son fameux « Women », livre qui aurait bien du mal à passer les actuels commissaires affectés à la censure. Ceux que l’on appelle paraît-il dans les maisons d’édition d’aujourd’hui, des « lecteurs en sensibilité », dont la fonction est de veiller à ce qu’aucun genre ne se sente offensé.

Sur la carte géographique du politiquement correct, Bukowski se trouvait en effet, bien au-delà de la périphérie admissible actuellement. Surtout pour ce qui concernait les femmes. Il s’en tirait néanmoins avec son écriture improbable, ses écarts pornographiques ou scatologiques. Il savait comme Leonard Cohen au hasard, que la poésie, même en sous-sol des convenances, pouvait les faire tomber comme des mouches, y compris vertes et bleues. Quand on le lit, on comprend mieux pourquoi on aime Rimbaud, Baudelaire ou Apollinaire et, pour quelle raison aussi, on aime se frotter à sa prose de « dirty old man », comme sur la lame d’un couteau souillé.

PHB

« Sur l’amour », Charles Bukowski, éditions Au Diable Vauvert (2022), 20 euros

 

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2 réponses à Poèmes d’amour dégueulasses

  1. Philippe PERSON dit :

    Wolinski… pour que ça rime avec Bukowski…
    Un rappel historique, cher Philippe : pourquoi Bukowski, qui tenait l’alcool mieux que nous tous réunis, a failli chez Pivot… Je ne rappellerai pas le terrible « ta gueule, Bukowski » lancé par Cavanna (« assistance bon genre » ?) ce soir-là. Ce qui a donné le vin mauvais au Postier céleste, c’est autre chose : parmi les invités il y avait le professeur Ferdière (j’avoue que je ne suis plus sûr du nom). Un psy célèbre pour avoir fait subir à Antonin Artaud des électrochocs… et pas qu’une fois dans sa fameuse clinique de Rodez…
    Buko buvait tranquillement son litron quand dans son oreillette le traducteur a prononcé le nom d’Artaud que le vieux dégueu vénérait… et il a compris qu’il était en présence de son bourreau. ça n’avait pas l’air de gêner Cavanna et consorts, mais Bukowski, lui, n’a pas supporté d’être complice de cette infamie… Ce n’était plus drôle d’être l’alcoolo de service…. Il s’est mis à insulter tout le monde (d’où le misérable « Ta gueule, Bukowski » lancé par le mentor de Wolinski).
    Buko a bien fait. Il aurait même dû vomir en direct… Vive lui ! Vive Artaud ! et ce soir-là, moi, et mes quinze ou seize ans, on a su, pourquoi on serait toujours Charlie Bukowski et plus jamais Charlie Hebdo…

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