Petite leçon entomologique

Il se passe toujours quelque chose au jardin, surtout quand il s’agit d’un jardin botanique, et surtout quand il s’agit du Jardin botanique des Serres d’Auteuil, l’un des quatre jardins botaniques de la Ville de Paris, et l’un des plus beaux sinon le plus beau. Enfin il était encore plus beau avant que ces messieurs-dames de la Fédération nationale de tennis et de la mairie de Paris ne conjuguent leurs efforts pour l’amputer et le bétonner d’un bon hectare, malgré la bataille homérique des défenseurs du jardin qui a duré près de dix ans. Rappelez-vous, ce n’est pas vieux, cela remonte à 2018. Ironiquement, pour les visiteurs, le seul avantage de la nouvelle situation est l’entrée supplémentaire boulevard d’Auteuil qui s’ajoute aux trois autres, parce qu’elle sert aux spectateurs du tournoi du grand chelem, naturellement. Et qui est naturellement condamnée aux visiteurs lors du tournoi ainsi qu’une bonne partie du jardin pendant près de deux mois, on ne sait d’ailleurs pas pourquoi aussi longtemps alors que le tournoi ne dure que trois semaines.
Bref cette entrée boulevard d’Auteuil donne directement sur le nouveau stade de 5 000 places semi-enterré entouré de serres modernes, un mastodonte situé juste à droite avec ses larges vitres verticales cernées de noir hérissées de pitons, qui se voulait un soi-disant hommage mais n’est qu’une insulte à Jean-Camille Formigé, l’architecte paysagiste pionnier des aériennes serres historiques. Lui avait su courber le fer en volutes, l’habiller de petits carreaux de verre cathédrale, et le peindre d’un bleu gris turquoise encore appelé «bleu Formigé». Vraiment rien à voir, donc, d’autant plus que le mastodonte se trouve entouré de tous côtés de vastes aires de béton désactivé (faciles à entretenir) là où s’élevaient les «chapelles», une série de neuf serres chaudes dévolues aux plantes tropicales, et quantité d’arbres et de plantes. Là où pas une herbe, pas une plante, ne pourront plus jamais pousser.

Mais la vie du jardin, la vie obstinée des plantes et des bêtes, continue même sur le béton désactivé, et durant les premiers jours de la semaine du 7 mars, on pouvait voir à l’entrée de curieuses processions, en longues lignes mouvantes ou en petits cercles grouillants. Quelques promeneurs plus observateurs que d’autres se penchaient vers le sol, écarquillant les yeux, à la fois fascinés et un peu dégoûtés. Un jour, une jeune jardinière qui passait par là a pointé deux pins, un sur la gauche, tout à côté, un autre un peu plus loin, expliquant que les petites bêtes grouillantes étaient bien des chenilles et qu’elles venaient de ces deux pins. Sur le plus éloigné, on distinguait leurs nids en forme de boules blanches. «Le mois de mars venu, mais un peu en avance cette année, a dit la jardinière, les chenilles sortent de leurs nids, descendent de l’arbre, forment des processions et entament un mystérieux périple.»

Mystère absolu : que faisaient-elles et où allaient-elles ? Pourquoi donc, après avoir formé au pied de l’arbre plusieurs longues files indiennes de taille inégale, soigneusement attachées les unes aux autres, traversaient-elles l’allée de ciment à cette allure de tortue, au risque de tous les dangers ? D’ailleurs des passants insoucieux en avaient déjà écrasé plus d’une, soit par négligence soit par indifférence. Obstinément, lentement, inéluctablement, les chenilles se dirigeaient toutes en biais dans la même direction, et la jeune jardinière nous a montré leur destination, à trois ou quatre mètres de là : une large plate-bande entourant le splendide Pistacia terebinthus (un des plus beaux de Paris, donnant des sueurs froides aux amoureux des arbres car il penche de plus en plus vers le mastodonte, ce qui pourrait un jour lui être fatal). «Regardez-bien !» a dit la jardinière en pointant le sol : une première colonne était parvenue jusque-là, et au prix d’un grand effort, la meneuse avait commencé à s’enfouir dans la terre faite de grosses mottes encore peu recouvertes d’herbe à cette saison. La terre était bien leur destination, car ces chenilles doivent secréter leurs cocons sous terre.

Notre guide improvisée n’en savait pas davantage, mais elle n’a pas caché que ces bestioles envahissantes, très urticantes, même si elles devaient se transformer en créatures ailées, ont très mauvaise presse auprès des jardiniers des Serres d’Auteuil qui les traquent sans pitié : ils ont disposé sur chaque pin, à environ deux mètres du sol, un piège encerclant le tronc où elles tombent les unes sur les autres dans une poche plastique en un grouillement donnant des frissons.

Si quelqu’un devait en savoir plus, ce serait certainement notre Jean-Henri Fabre national (1823-1915), entomologiste inégalé et merveilleux écrivain, et en effet il consacre de nombreuses pages de ses «Souvenirs entomologiques» à «la Processionnaire du pin». Comme on peut l’imaginer, même s’il admet ses propriétés urticantes, il n’éprouve aucune antipathie à son égard, et il a observé avec émerveillement l’étonnant processus en son entier, posant d’abord la grande question :  «Comment fait le papillon pour remonter des catacombes où la chenille est descendue ? Ce n’est pas avec les falbalas de l’état parfait, grandes ailes délicatement écailleuses, amples panaches des antennes, que peuvent se braver les rudesses du sol, à moins de sortir de là tout fripé, dépenaillé, méconnaissable, ce qui n’est pas le cas, de terre en laquelle la moindre averse a converti la poussière du début?»

Puis il dévoile le mystère du papillon né sous terre : «Au sortir du cocon, le Bombyx du pin a ses atours empaquetés et se présente sous l’aspect d’un cylindroïde. Les ailes, principal obstacle au travail souterrain, sont appliquées contre la poitrine en écharpes étroites ; les antennes, autre grave embarras, n’épanouissent pas encore leurs panaches et se rabattent le long des flancs. Les poils, plus tard toison touffue, sont couchés d’avant en arrière. Seules, les pattes sont libres, assez actives et douées de quelque vigueur. Avec cette disposition, qui supprime les surfaces gênantes, est rendue possible l’ascension à travers la terre.»

Voilà comment un jour de début mars, en franchissant l’entrée boulevard d’Auteuil des Serres d’Auteuil, on pouvait jouer à l’entomologiste amateur.

 

Lise Bloch-Morhange

Photos: ©LBM

 

 

 

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3 réponses à Petite leçon entomologique

  1. Yves Brocard dit :

    Petite leçon de bétonnage
    Bonjour Lise, et merci pour cette belle (et tragique) histoire. Tragique pour cette amputation des serres d’Auteuil, et tragique pour ces chenilles processionnaires si industrieuses dans leur façon de vivre (de survivre ?) mais que nous cherchons obstinément à éliminer. Entre elles et nous, qui sera éliminé le premier ?
    Ce qui m’a tout d’un coup interloqué c’est le « béton désactivé », qui permet ici de bien observer cette procession. En quoi, pourquoi est-il « désactivé ». Le site toutsurlebeton.fr donne une explication très claire, et précise qu’il est aussi (plus justement) appelé « béton lavé ». C’est un béton enrichi en gravillons dont on fait apparaître les graviers par élimination de la couche superficielle du mortier. Pour ce faire on pulvérise à la surface du béton frais un produit spécifique, le produit désactivant. Celui-ci retarde la prise du béton sur quelques millimètres de profondeur. Une fois que le béton dans sa masse est suffisamment dur (généralement le lendemain), on vient laver au jet d’eau haute pression la surface, les gravillons apparaissent alors. Et le béton devient « décoratif », moins salissant et plus facile à laver, et plus confortable à nos pieds. Le terme « désactivé », qui donne une connotation un peu guerrière, ou plutôt pacifiste (on en aurait bien besoin dans la période actuelle), est donc pour le moins trompeur.
    Bonne journée

    • Lise Bloch-Morhange dit :

      Que de recherche sur le béton désactivé, couramment employé! Dans le cas de la Processionaire du pin, on peut se demander si elle aurait eu à faire tout ce chemin si ce béton n’avait pas remplacé la terre et les plantations, mais alors une autre question se pose: pourquoi ces chenilles ne se sont-elles pas enfouies dans la terre au pied des pins, au lieu de se lancer dans ce périple bétonnier si hasardeux? Il faudrait pouvoir poser la question à Henri Fabre…

  2. Krys dit :

    Merci Lise pour cette petite piqûre de rappel poétique concernant la destruction partielle et récente de ce merveilleux jardin, havre de paix et de bonheur à deux pas d’un « Périf » vrombissant et agressif. Quand nos édiles apprendront-elles à  » atterrir « , à lire et à réfléchir ne serait-ce qu’un instant dans le cadre de ces splendides serres ?, sur un livre aussi intelligent que celui de Bruno Latour publié en 2017 « Où atterrir ? »…

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