Une adolescence sous l’Allemagne nazie

Les œuvres témoignant du nazisme et de la Shoah, bien que devenues légions, semblent pourtant toujours aussi essentielles car, comme le rappelle Anne Hérold, traductrice et metteuse en scène de “Grandir dans l’Allemagne nazie”, “la bête immonde est toujours tapie dans l’ombre et (…) c’est le rôle de chacun de nous de veiller à ce que la tragédie ne se reproduise pas.” La pièce de l’américain Brendon Votipka, “Face Forward : Growing up in Nazi Germany” (2010), a la singularité de traiter le propos sous le prisme de l’adolescence. Ce parti pris bienvenu est d’autant plus pertinent qu’il ne devrait pas manquer de toucher les jeunes spectateurs, et plus particulièrement ceux de l’âge des protagonistes. En les intéressant à cette période sombre de notre Histoire, le devoir de mémoire n’en a que plus de force. Un spectacle tout aussi nécessaire que réussi.

Sur la petite scène du Théâtre Clavel, un décor minimaliste (un portemanteau, un arrêt de bus indiquant “Unter den Linden”, une célèbre avenue de Berlin, et un tapis oriental) délimite les aires de jeu. Suspendu côté jardin, un immense drapeau rouge à croix gammée donne d’emblée le ton. Brisant le quatrième mur, trois jeunes gens, chacun muni d’une chaise pliante, s’avancent lentement face public et prennent place devant nous. Ils se confient avec gravité et beaucoup d’innocence. Une comédienne et un comédien plus âgés (en apparence), qui par la suite interpréteront tous les autres protagonistes de l’histoire, viennent se placer à côté d’eux et, les encadrant, nous énoncer, tel un prologue, le sujet de la pièce. Ce principe de distanciation ainsi posé nous incite d’entrée de jeu à garder un point de vue objectif et à percevoir avec d’autant plus de force la situation qui nous est présentée.

Nous sommes en 1933. Hitler arrive au pouvoir. Le passage de l’adolescence à l’âge adulte, moment toujours très délicat, s’avère encore bien plus difficile lorsqu’il est vécu dans la tourmente de l’Histoire. Les parents, eux-mêmes en perte de repères, ne sont plus les piliers dont auraient besoin leurs enfants. Il faudra faire sans eux. À cette période de la vie où ils sont le plus vulnérables, voilà ces jeunes gens catapultés malgré eux dans la grande Histoire, confrontés à des situations qui les dépassent. Abandonnés à leurs interrogations, leurs choix n’en sont que plus épineux.

Ils sont trois jeunes Allemands, issus de milieux différents, vivant à Berlin ou à Nuremberg: Ernst, Rebecca et Marianne. Ernst, en totale admiration devant son frère SS, fait le choix de rejoindre les jeunesses hitlériennes. Prenant son aîné pour modèle, il souhaite lui ressembler et suivre son exemple. Mais la crainte de ne pas être un bon Allemand, de ne pas être à la hauteur, le taraude…  Rebecca, allemande et juive, voit soudain son monde s’écrouler. Victime des brimades de ses professeurs et de ses camarades de classe, elle tente de surmonter sa peur et de cacher son désarroi. Ses parents se retrouvent tout aussi démunis qu’elle face aux discriminations dont ils sont la cible et n’ont aucune réponse à lui apporter… Marianne, tout comme Ernst, n’est pas insensible à la propagande nazie. Elle suit avec intérêt l’actualité et souhaiterait que ses parents montrent plus de sympathie envers le régime en place. Elle aimerait également qu’ils accrochent le portrait d’Hitler dans le salon, comme c’est le cas chez toutes ses amies. Son incompréhension à leur égard atteint son paroxysme lors qu’elle apprend qu’ils ont décidé de cacher une famille juive…

Nous suivons ainsi, pendant près d’une heure, ces jeunes gens ballottés dans la tourmente de l’Histoire, de 1933 à 1938, jusqu’à cette funeste nuit de cristal. Le récit est raconté par de courtes et nombreuses saynètes, dans une mise en scène très dépouillée, reposant essentiellement sur le jeu des acteurs. Pour la scénographie, un minimum d’accessoires et des espaces délimités par les lumières et les chaises déplacées à vue par les comédiens. Un univers sonore très présent, constitué de musiques, bruitages, et discours du Führer, permet de ne pas laisser retomber le récit, ni l’attention du spectateur, lors des changements à vue, ce qui est souvent l’écueil de ce genre d’exercice. La reconstitution de l’époque est, par ailleurs, parfaitement rendue par l’attention portée aux costumes. Saluons ici la délicate mise en scène d’Anne Hérold et sa remarquable direction d’acteurs. Noé Bennehard, Mathilde Freytet et Maurine Dubus, interprètes d’Ernst, Rebecca et Marianne, sont tout simplement formidables ! (Les deux autres ne sont pas en reste, endossant des personnages fort différents).

On leur donnerait quatorze ans alors qu’ils en ont dix, voire quinze de plus ! Leur jeu, plein de nuances, est tout à la fois subtil et profond, leur évolution au cours du spectacle, étonnante. Les visages innocents qu’ils nous offraient au début de la pièce sont devenus meurtris, craintifs ou terriblement déterminés et lorsque, pour le tableau final, les personnages reprennent leur position alignée face public du départ, il est flagrant qu’ils ne sont plus les mêmes. Le vent de l’Histoire est passé par là …. “Grandir dans l’Allemagne nazie” est une œuvre de témoignage fort réussie. À voir !

Isabelle Fauvel

 

“Grandir dans l’Allemagne nazie” de Brendon Votipka, traduction et mise en scène d’Anne Hérold, avec Marie Six de Dieuleveult, Maurine Dubus, Mathilde Freytet, Julien Delanoë et Noé Bennehard. Au Théâtre Clavel 3 rue Clavel 75019 Paris, les lundis à 19h30 jusqu’au 4 avril

N'hésitez pas à partager
Ce contenu a été publié dans Spectacle. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.