Retour au jardin des autochromes

Outre une exposition temporaire inaugurale, voilà si besoin, un triple alibi pour aller refaire sans attendre, un tour du côté de Boulogne-Billancourt, car le nouveau Musée Albert Kahn rouvre ses portes, demain samedi 2 avril, après six ans de travaux. D’une part l’édifice est signé par l’architecte Kengo Suma, lequel se flatte d’avoir flanqué le bâtiment d’un engawa dont le seul nom pique naturellement notre curiosité. D’autre part parce que les fameux et merveilleux autochromes sont disponibles en nombre jusqu’à en frôler l’extase. Et enfin parce que les auteurs du chantier ont eu la sagesse de ne pas toucher à la configuration du jardin extraordinaire ayant depuis longtemps, fait la réputation du lieu. On pourrait ajouter qu’il est aussi toujours bon, de s’intéresser régulièrement à Albert Kahn (1860- 1940) dont l’intelligence, l’humanisme et l’esprit d’aventure au sens le plus large possible, soulignent à quel point hélas, de telles qualités cumulées ne sont pas monnaie courante.

L’engawa pourrait bien devenir un concept à la mode tout comme les roof-tops. Dans ce dernier cas, c’est toujours plus chic à dire que terrasse-sur-le-toit, quant au premier terme, qui caractérise un aspect de l’architecture japonaise, il désigne une sorte de couloir ou de balcon couvert, épousant latéralement la forme d’une maison dans sa longueur et destinée à faire une jonction subtile entre l’intérieur et l’extérieur. C’est même très conceptuel puisque selon Kengo Suma et Associés, « l’engawa n’est pas limite sinon bordure entre intérieur et extérieur. Il n’est pas frontière sinon espace intermédiaire de distribution permettant l’ouverture de l’objet construit sur son environnement ». En tout cas, les lieux ont été bien conçus pour installer le fonds documentaire et accueillir les expositions temporaires. L’architecte a rempli son contrat, c’est fluide, et les éclairages sombres mettent bien en avant les précieux autochromes. Sachant à ce sujet qu’une cabine permet au visiteur de se tirer le portrait, seul ou en famille, avec envoi de l’image par mail.

Pour en venir aux autochromes justement, dont le rendu si particulier ne cesse de nous séduire, ils ont ce que certains cherchent à obtenir aujourd’hui avec des filtres spéciaux, lesquels permettent de changer l’état de réalité, tout comme une drogue modifie la conscience des choses. Mais à l’époque ce n’était pas une coquetterie, juste un moyen d’obtenir des photos en couleurs sur un format unique (9×12 cm) hauteur ou largeur. Le procédé avait été inventé par les frères Lumière en 1903 et commercialisé quatre ans plus tard. Il comprenait une plaque de verre sur laquelle il fallait étaler un « vernis poisseux à base de latex sur lequel un mélange de fécules de pommes de terre est saupoudré » avec de la poudre de carbone pour boucher les trous. La technique a été assez vite oubliée avec l’arrivée des pellicules, mais elle avait tout de même quelque chose proche des systèmes de type Polaroid, puisque le photographe pouvait, après traitement chimique approprié, constater le résultat au bout de quinze minutes. (Ci-dessus « le retour triomphal de Costes et Bellonte » à leur arrivée au Bourget en 1930)

Et c’est comme ça, avec deux appareils stéréoscopiques, une caméra et un photographe enregistreur, qu’en novembre 1908, Abraham Kahn devenu Albert Kahn le riche banquier, décide de faire un tour du monde, habité par le pressentiment qu’il était nécessaire de documenter notre astre avant le déluge des fins dernières. Il part avec Maurice Lévy le fondé de pouvoir de sa banque (comme c’est chic) et Albert Dutertre, son mécanicien-chauffeur dont il a pris soin de l’initier auparavant, aux prises de vues photographiques. Il va ensuite passer le relais à des opérateurs qui partiront dans toutes les directions terrestres (entre 1912 et 1932) afin de constituer un fonds documentaire d’une valeur inestimable. Sans compter que ces chanceux avaient du talent: la plupart des autochromes (plusieurs dizaines de milliers) suscitent des réactions d’étonnement et de plaisir. Leur brillance particulière donne incidemment au regard des personnes photographiées, une vivacité bien supérieure à celle d’un tirage en papier. « La photographie stéréoscopique, prophétisait-il en 1912, les projections, le cinématographe surtout, voilà ce que voudrais faire fonctionner en grand afin de fixer, une fois pour toutes, des aspects, des pratiques et des modes de l’activité humaine dont la disparition fatale n’est plus qu’une question de temps ».

Ce qui est notable, c’est la modestie d’Albert Kahn. Les clichés de lui sont peu nombreux. Le plus célèbre (1) est celui où on le voit au balcon de sa banque en 1914, visage presque contrarié, au 102 rue de Richelieu à Paris. Et le photographe de cette séquence, Georges Chevalier, ne se doutait probablement pas de la valeur qu’allait prendre, par sa rareté, son fameux portrait. Il faut dire que Albert Kahn militait surtout pour le rapprochement entre les peuples, la diffusion des connaissances et n’avait donc pas le temps de s’intéresser à lui-même. Exactement l’inverse de ce qui le plus souvent, se produit aujourd’hui, où l’auteur passe avant l’œuvre.

Et puis il y a ce jardin enchanté qu’il a voulu élaborer, témoignage toujours vivant dont nous nous sentons les héritiers comblés. La partie japonaise est toujours aussi exquise avec ses petits ponts, ses pièces d’eaux, ses vallons miniatures, ses collines, ses emblèmes spirituels. S’y ajoutent son extraordinaire forêt vosgienne, sa forêt bleue, son jardin à la française, son jardin anglais, sa haute serre, le tout ayant été juxtaposé avec une harmonie intacte. Il y a bien les bruits de circulation alentour pour nous rappeler aux réalités de ce siècle, mais le charme de l’ensemble est le plus fort. Le jardin Albert Kahn est un parc d’attraction au sens étymologique du mot. L’engawa trouve ici sa justification puisqu’il offre au regard de ce que ce lieu béni des dieux a de meilleur.

PHB

Musée Albert-Kahn, 2 rue du Port, Boulogne-Billancourt, métro Pont de saint-Cloud (ligne 10)

(1) Voir le portrait d’Abert Kahn dans une chronique de 2014

Photos: ©PHB
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2 réponses à Retour au jardin des autochromes

  1. Marie J dit :

    Merveille. Y aller au plus vite.

  2. C Germain dit :

    Je suis allée aujourd’hui voir le jardin malheureusement sous averse de neige et vent glacial mais quel diversité bien pensée.
    J’ai trouvé le bâtiment superbe intérieur extérieur légèrement japonisant original .
    En revanche , ne comprends toujours pas ce qu est l’engawa.
    S’il s’agit des vitres coupées de bandes horizontales alors j’adhere complètement.
    Pour une néophyte ,j’ai trouvé le cheminement du parcours du musée incompréhensible et ne mettant pas en valeur Albert Khan lui même.
    Très beau lieu à visiter.

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