Si l’on veut traiter une énième fois d’un sujet, il faut soit de nouvelles informations, soit un nouvel angle. Comme les informations se font rares sur Serge Gainsbourg (1928-1991), sa vie ayant déjà été abondamment documentée, Marie-Christine Natta a choisi un angle: le dandysme. Auteur d’une thèse sur ce thème autour du personnage de l’écrivain Barbey d’Aurevilly (1808-1889), on peut supposer qu’elle disposait de quelques outils afin d’attaquer sur ce terrain le créateur de « La Javanaise ». Il est vrai que cette approche convient bien au personnage qui avait sur l’élégance en général et plus particulièrement sur sa façon de codifier son comportement, un style cochant la plupart des cases. « À l’instar de Baudelaire, dont il est un lecteur assidu, écrit-elle en avant-propos, il rejette la nature qui banalise, et choisit l’artifice qui distingue. » Selon elle, Gainsbourg étendait « le culte du beau à chaque élément de sa vie, qu’il soumet à sa loi esthétique ». C’est ainsi qu’avec ce prisme au bout de sa lunette, elle retrace l’existence de cet artiste polymathe, chanteur et poète-emprunteur.
Car il avait beaucoup emprunté, aux partitions de Chopin, à la poésie de Baudelaire et même, comme on a pu l’apprendre la semaine dernière lors de la diffusion d’un documentaire sur France Trois raconté par Romain Duris, à Apollinaire, pour la chanson Harley-Davidson, chantée par Brigitte Bardot. Les « trépidations de la machine » censées faire « monter le désir » au creux des reins, seraient ainsi inspirées d’un passage des « Onze mille verges ».
Baudelaire quant à lui, avait donné une vision très précise du dandysme avec ce passage qui n’est sauf erreur, pas cité dans cette biographie. Pour l’auteur des « Fleurs du mal », dans « Le peintre de la vie moderne », le dandysme est un « soleil couchant. Comme l’astre qui décline, il est superbe, sans chaleur et plein de mélancolie« . Avec une misogynie comparable à celle Gainsbourg, Baudelaire dans « Mon cœur mis à nu », postulait qu’en conséquence, le dandy ne pouvait être une femme, car selon lui la femme est « naturelle » et donc « abominable ».
Ne perdant pas de vue son fil directeur, Marie-Christine Natta refait le parcours complexe de cet homme qui ne s’aimait pas, faute à un physique ingrat. Et comment, charme intellectuel aidant, il prendra (parfois cruellement) sa revanche en enchaînant les succès féminins. Son livre est, à juste titre sous-titré, le « making off » d’un dandy. De la naissance d’un petit garçon ayant échappé à un avortement, à ses origines russes et ukrainiennes, à sa façon d’affronter l’antisémitisme sous l’occupation, à ses débuts en peinture jusqu’à l’écriture de ses premiers textes et de son premier succès qu’interpréta France Gall: « Poupée de cire, poupée de son ».
Agrégée de lettres, Marie-Christine Natta explique comment, très vite, Gainsbourg s’applique à mettre les distances en toute circonstance. Par son habillement, par ses effets de style consistant par exemple à ne se vêtir que de costumes-cravates, ceci afin de mieux se distinguer d’une bohème rive gauche qui l’ennuie. De ce point de vue il est comme Boris Vian qu’il admire, ce même génial Boris Vian qui publiera dans la presse le premier article laudateur consacré au chansonnier. Marie-Christine Natta explique de quelle façon, par quelles étapes, Serge Gainsbourg va progressivement se façonner une carapace à base d’élégance, de nihilisme, de provocation et de dédain, carapace qui sur la fin de sa vie, l’enfermera, comme il l’admettra lui-même, dans une nasse. Une vie bien complexe puisque, détaille-t-elle, Gainsbourg est aussi un romantique, ce qui ne convient pas forcément au dandysme, tant « les deux notions se rejoignent sans se confondre ». Elles convergent sur « le mépris des valeurs bourgeoises » mais « divergent en revanche sur le chapitre de l’amour ». C’est un homme qui souffre en se vantant d’un côté de pouvoir « s’enfiler cinq gonzesses à la suite » mais qui par ailleurs, consomme le désespoir sentimental. Sa merveilleuse chanson « Manon » inspirée de son histoire personnelle, en est l’une des illustrations: « Non tu ne sauras jamais, Manon/à quel point je hais/ce que tu es/au fond/Manon, je pense avoir perdu la raison/je t’aime, Manon ».
Le dandysme de Gainsbourg se manifeste à travers les interdits, autre chapitre du livre, dont le tube « Je t’aime moi non plus », est en l’occurrence, loin d’être une ode à l’amour libre. Selon Gainsbourg cité par l’auteur, « une éducation sans interdits mènera toutes les générations à l’impuissance. » C’est pourquoi la biographe s’attarde sur les sujets difficiles comme l’inceste que Gainsbourg effleure avec pudeur, « l’amour qu’on ne fera jamais », et l’homosexualité qu’il met en musique mais explore apparemment sans joie.
Marie-Christine Natta n’a pas évité son sujet, pas plus qu’elle ne l’a dénigré ou encensé. En suivant son idée de départ, elle a, avec son écriture fluide, ses chapitres bien ordonnés et sa matière bien documentée, rétabli en quelque sorte une vérité, en dénonçant entre autres choses les idées toutes faites, les raccourcis simplistes. En ce sens son livre n’est pas une trahison. Il révèle l’homme derrière le dandy, avec ses failles, ses coups de génie et sa générosité maintes fois prouvée. Si l’on a, par hasard, dîné à côté de Gainsbourg à une heure très avancée de la nuit, il en reste un souvenir correspondant assez bien à ce qu’il ressort de cette biographie. Un mélange de chaleur, d’humour et d’élégance, qui émanait précisément d’un dandysme de bon aloi.
PHB
« Serge Gainsbourg, making of d’un dandy » Marie-Christine Natta, éditions Passés/Composés (2022), 23 euros
Illustration et photo: ©PHB
Agrégée de lettres, Marie-Christine Natta explique comment, très vite, Gainsbourg s’applique à mettre les distances en toute circonstance, écrivez-vous.
Agrégée de lettre posé ainsi en tête de la phrase fait ici sourire car…quelle importance !
Mais, bel article !
La remarque d’André est aussi de bon aloi… N’est-ce pas la phase ultime pour un artiste populaire quand les agrégé(e)s arrivent. Ce sont un peu les médecins légistes quand le sujet est épuisé…
Avant on disait simplement que Gainsbourg aimait être chic et bien habillé (à la différence de Gainsbarre toujours en veste de jean).
J’attends maintenant une étude médicale sur sa consommation d’alcool, une thèse sur les ravages du 102 (le double Pastis 51), boisson préférée de l’impétrant. Une manière de le relier aux dandys qui carburaient à l’absinthe, la Rolls de l’anisette..
Allez, admettons et selon la formule de je ne sais pas qui, on pourrait dire que Gainsbourg était un dandy de grand chemin…