De marbre

L’image ci-contre est doublement intéressante. D’une part parce qu’elle présente un fossile de rhacolepis, poisson qui barbotait dans les eaux brésiliennes il  y a de ça cent millions d’années. D’autre part parce qu’il est entouré d’un agencement de couleurs réalisé à la craie sur une surface en carton. Et ce qui rend l’assemblage pertinent, c’est l’époque. Car la craie est une roche sédimentaire datant du crétacé tout comme cet animal qui se caractérisait aussi par ses nageoires rayonnées. Ce qui pourrait nous amener à parler du marbre, matière plus ancienne encore et dérivant du calcaire. Mais non. L’idée du jour étant de rapporter une histoire presque authentique, inspirée d’événements réels, comme on dit au cinéma. Car le marbre est également partie prenante d’un jargon journalistique désignant un article dont la date de péremption est suffisamment souple pour en reporter la parution. Un papier « marbré » est un papier qui attend une opportunité, une roue de secours pour les jours creux.

Et le fait est qu’un lundi matin de février, au sein d’un journal dont il n’est pas utile de préciser le nom, un chef de rubrique vit entrer un de ses subordonnés. L’un comme l’autre avaient une cigarette à la main, leurs doigts étaient jaunis tout comme leurs dents, c’est dire que l’anecdote n’est pas de première fraîcheur. Le premier avait déjà une bonne expérience de son métier. Le second aussi mais son manque de sens politique, associé à une certaine apathie, l’avait privé d’une carrière ascensionnelle.

Surpris en train de réfléchir à une combinaison potentiellement gagnante pour l’après-midi même à Longchamp, le chef vira de bord grâce à son fauteuil pivotant, croisa les mains sur une bedaine déjà respectable et prononça un « qu’est-ce qui t’amène » n’engageant à rien d’autre qu’une relative écoute. Quand son second déballa d’un papier journal un rhacolepis acquis dans une kermesse, en lui faisant part de son intention de rédiger un papier sur le temps où les dinosaures faisaient encore la loi, il poussa un soupir et se demanda dans son for intérieur par quelle faiblesse, par quel manque de discernement, on avait embauché ce type quinze ans auparavant. Et quand il apprit que l’article était déjà rédigé, il articula la sentence classique selon laquelle la passionnante contribution allait être marbrée, au cas où. Sans se formaliser, son second le remercia et regagna ses pénates au fin fond de la salle de rédaction, bien loin du service d’édition centrale et des chefs qui en faisaient le tour.

Et puis les jours et les semaines passèrent. L’article en question s’était assoupi sur un disque dur des premiers temps. Son auteur qui était par ailleurs en charge des loisirs dans le supplément week-end, passait parfois une tête pour savoir où en était son rhacolepis. Et son supérieur lui prodiguait, au fur et à mesure que les mois s’écoulaient, des formules toutes faites mais réconfortantes pour dire qu’il y pensait sans arrêt, ce qui n’était pas complètement faux. Il n’en rêvait pas mais certains jours où la matière manquait, où « l’actualité s’emmerdait » comme il le disait lui-même, l’ombre du rhacolepis émettait une pâle lumière dans ses pensées.

Jusqu’à ce soir funeste où l’on apprit que le rédacteur égaré dans le crétacé était mort chez lui, brutalement. Dans les journaux on savait encore bien faire les choses et il y eut une couronne de fleurs payée par le journal, de même qu’une délégation de ses camarades se rendit au cimetière.

Et bien plus tard, dans la surchauffe estivale d’un été sans actualité marquante, le responsable d’édition vint trouver le dépositaire en chef du fameux papier pour lui demander si par hasard il n’aurait pas sous la main, vu qu’un rédacteur avait fait défaut en plein bouclage, c’est à dire le moment où la littérature cède le pas à l’urgence, s’il n’aurait pas sous la main disions-nous, un « marbre » en bonne et due forme. Le chef d’édition réprima un léger trouble quand il apprit de quoi il s’agissait, mais l’heure n’était pas au débat et le rhacolepis prit le chemin du service maquette après quelques millions d’années à patienter dans le limon. Il avait attendu son heure de gloire.

PHB

Illustration: ©PHB
Print Friendly, PDF & Email
N'hésitez pas à partager
Ce contenu a été publié dans Anecdotique. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

2 réponses à De marbre

  1. Yves Brocard dit :

    On en apprend !
    Ayant été journaliste une brève période, je ne connaissais pas ce terme de « marbrer » un article. C’était dans les années quatre-vingts, et le journal était composé dans ce qui devait être une des toutes dernières imprimeries « au plomb » de Paris. Et là le marbre (souvent un vrai plateau de marbre) servait à « serrer les formes », c’est-à-dire aligner les lignes et les caractères de plomb pour que l’impression soit bien droite et propre. Le terme marbrer un article en le mettant de côté vient-il du fait qu’une fois composé en plomb on le mettait sur un coin du marbre en attendant qu’il soit un jour publié ?
    Quant au rhacolepis, que je découvre aussi, c’est pour moi toujours vertigineux de penser qu’il y avait de la vie sur Terre (ici plutôt dans l’eau) il y a une centaine de millions d’années !
    Bonne journée

  2. Esquirou dit :

    Toujours réjouissant de te lire mon ami dans une actualité versatile et oppressante: une bouffée d’air exotique ! Merci et bravo. Martine

Les commentaires sont fermés.