Surtout pas d’impairs

Normalement la salade doit être présentée coupée dans l’assiette des invités. Mais il peut arriver que cela ne soit pas le cas avec une feuille oubliée de la taille d’un quarante-cinq tours. L’homme et la femme du monde, ou simplement bien éduqués, savent ce qu’il convient de faire pour se tirer de ce mauvais pas. Du moins s’ils ont lu et appris par cœur « Le guide des bons usages dans la vie moderne » de Françoise de Quercize. « Surtout, écrivait-elle en 1952 à propos de la feuille de salade problématique, ne l’engloutissez pas en la faisant peu à peu disparaître dans votre bouche comme ferait un lapin: coupez-la avec votre fourchette ou pliez-la de façon à la faire disparaître dans votre bouche d’un seul coup ». Mais de quelle vie moderne parlait-on, il y a soixante-dix ans? Cette madame de Quercize, qui connaissait tous les trucs afin de ne pas commettre d’impairs à la ville, serait mortifiée d’observer la dégradation avancée des usages. Au moins peut-on s’en amuser discrètement sachant que les pleurs ou gémissements par ailleurs, trahissent un manque déplorable de contrôle sur soi.

Certaines recommandations ne valent effectivement plus pour nos vies courantes, encore qu’il se trouve sûrement parmi nos lecteurs des gens qui savent qu’en matière de placement de table, il convient de favoriser dans l’ordre les ducs, les cardinaux, les maréchaux, les évêques, les ministres et les généraux de corps d’armée. La maîtresse de maison n’ignore pas qu’elle doit par exemple installer à sa droite la femme la plus âgée « ou celle dont le mari a la situation la plus considérable ».

Françoise de Quercize évoque aussi les rituels des visites qui peuvent concerner des condoléances, des remerciements ou des félicitations. Ses remarques restent assez évidentes de nos jours, sauf pour la visite dite « manquée » dont le protocole pourrait nous laisser dépourvus. Car il convenait de laisser au domestique une carte de visite et même un bristol  que l’on avait pris soin de corner « à gauche dans toute sa longueur ». Qui y penserait actuellement si tant est qu’il dispose du fameux carton et sachant que son emploi s’est un peu raréfié. Par exemple lorsque l’on quitte une localité où l’on a vécu. Dans ce cas précis, il s’agissait d’adresser sa carte à ses relations en mentionnant « P.P.C », sigle qui signifiait « pour prendre congé ». Avouons qu’en 2022, l’acronyme en laisserait perplexes plus d’un.

Quel monde barbant décrivait-elle ainsi, cependant que par moment, nous reprendrions bien un peu de civisme et d’urbanité sur nos boulevards où la goujaterie est devenue dominante. En 1952, nous expliquait l’auteur, l’usage du vernis à ongles commençait seulement à être admis et justement, à propos des mains féminines, il ne convenait pas « de lever le petit doigt en crochet » au moment de porter une tasse de thé à ses lèvres. Une femme bien éduquée savait aussi qu’elle ne devait pas s’asseoir au bord d’une chaise, pas davantage éternuer « violemment » et encore moins se gratter en public. Un baiser sur chaque joue constituait un maximum, le dépassement de cette limite étant réservé aux gens « de la campagne ». Au-delà de trois, n’y pensez même pas.

Françoise de Quercize avait donc réponse à tout, y compris en matière de deuil (1), dans son guide édité par la Librairie Larousse. Elle avait consacré notamment un paragraphe aux femmes célibataires n’ayant eu l’heur, ni d’un mariage « arrangé », ni d’un mariage « d’inclination ». Le plus qu’il sera possible, recommandait-elle, « traitez les femmes célibataires comme les autres personnes, ne leur montrez pas qu’elles sont à part », en évitant par délicatesse, l’expression « laissées pour compte ». À noter qu’elle n’aurait su, sans doute par manque d’expérience, traiter des orientations sexuelles heureusement banalisées au 21e siècle, ce qui aurait compliqué en diable les rituels de préséances et de placement à table. On salive à l’idée d’une réactualisation en ce sens qui nécessiterait sûrement l’usage d’un calculateur rompu aux équations mondaines les plus complexes. Nul besoin en revanche, à propos de l’usage du téléphone, à propos duquel elle évoquait un « instrument » à la fois « pratique » et « insupportable », nécessitant une « réelle discipline pour ne pas empoisonner la vie des autres ». Elle avait hélas vu juste.

PHB

(1) Relire à propos du deuil et du demi-deuil sur Les Soirées de Paris

PS: Les Soirées de Paris interrompent leurs parutions pour les vacances de Pâques, reprise le 9 mai
N'hésitez pas à partager
Ce contenu a été publié dans Anecdotique, Livres. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Une réponse à Surtout pas d’impairs

  1. « Cette règle de savoir-vivre date du XVIIIe ou du XIXe siècle, explique Marie de Tilly. À l’époque, les couverts étaient en acier, métal qui s’oxyde et rouille en présence de vinaigre. » Utiliser son couteau pour couper sa salade était donc malpoli puisqu’il abîmait ledit couteau. Deux siècles plus tard, bien que les couverts soient désormais tous fabriqués en inox, ou presque, l’usage est resté. « Lorsque l’on est invité à dîner, on privilégie le tranchant de sa fourchette ou l’on s’aide d’un morceau de pain pour couper une feuille de salade trop imposante. » Un hôte prévenant aura cependant la délicatesse de découper les feuilles à la main préalablement en cuisine. (madame Figaro)

Les commentaires sont fermés.