Festival d’Avignon, coups de cœur 2022

Après un festival 2021 sous contraintes sanitaires, l’édition 2022 avait soudain des airs de retour à la normale, nous rappelant avec bonheur le bon vieux temps. Malgré la menace plus ou moins planante d’un variant inamical, l’ambiance était à la fête.  Il y avait bien quelques spectateurs portant encore le masque, mais c’était par choix et les visages n’en étaient pas moins sereins. Le tractage avait repris de plus belle, les affiches n’avaient jamais semblé aussi nombreuses… Avignon était redevenu Avignon. À l’ombre du majestueux Palais des Papes, où se tenait l’exposition Amazônia du photographe franco-brésilien Sebastião Salgado, de son éternel Prince, dont la Maison Jean Vilar célébrait le centenaire de la naissance avec celui de Maria Casarès (1), et du souvenir de son fondateur, il a de nouveau suscité de belles émotions artistiques. Retour sur quelques coups de cœur qui, espérons-le, seront bientôt partagés sous d’autres cieux par un plus large public encore.

Si les “seuls en scène” furent de nouveau pléthore cette année dans le off , ils nous offrirent quelques bonheurs inestimables. Ainsi Pierrette Dupoyet rendit-elle un éblouissant hommage à l’artiste et résistante Joséphine Baker avec son spectacle “Joséphine Baker, un pli pour vous” (2). Il est vrai que  Pierrette Dupoyet (ci-dessus) est une valeur sûre, voire même une institution puisque c’est à Avignon que, depuis plus de 35 ans, la dame crée ses spectacles avant de partir les jouer dans le monde entier. Les années passent, ne semblant avoir étrangement aucune prise sur l’artiste, et les spectacles-hommages se succèdent : Colette, Alexandra David-Neel, George Sand, mais aussi Hugo, Balzac, Vian, Cocteau… Toujours intelligents, fort instructifs, habilement construits et interprétés avec talent, ces “seules en scène” reflètent les envies, les coups de cœur ou les indignations de la comédienne,  portés avec une admiration sincère que l’artiste a indéniablement l’art de partager.

“Joséphine Baker, un pli pour vous” ne fait pas exception à la règle. Le portrait de la meneuse de revue y est subtilement brossé, par petites touches successives, en remontant le temps. Le spectacle se déroule en 1969 alors que,  fortement endettée, Joséphine Baker (1906-1975) est expulsée de son Château des Milandes où elle a vécu une trentaine d’années et construit sa belle “tribu arc-en-ciel », ses douze enfants adoptés aux quatre coins du monde. À travers le personnage d’une femme huissier venue remettre à la star déchue barricadée dans sa cuisine son pli d’expulsion, Pierrette Dupoyet retrace avec ferveur la vie de cette femme exceptionnelle, courageuse, généreuse, qui avait fait de sa vie un combat pour la tolérance et la liberté. Bouleversant et incontournable !

Avec “4.48 Psychose” de Sarah Kane qu’elle joue à Avignon depuis maintenant trois étés, la comédienne Cécile Fleury nous offre un moment de bravoure artistique touchant à l’exercice de haute voltige. Dans ce long monologue introspectif d’une jeune femme dépressive atteinte de troubles psychotiques, elle fait corps avec son personnage et nous offre un jeu merveilleusement nuancé, évitant avec maestria l’écueil de la morbidité. L’ironie se mêle subtilement aux épisodes de tourments intenses car cet être en souffrance présente un esprit certes troublé, mais d’une terrible lucidité. Et c’est toute la force de son interprète et de la mise en scène  (signée d’Yves Penay) de nous évoquer ce mal de vivre avec beauté et autodérision. Accompagnée par la musique de Bartók, dans une sobre et élégante scénographie où la lumière cisèle harmonieusement cet écrin noir qu’est devenue la scène, la comédienne, dont la sensibilité est à fleur de peau, joue de sa gestuelle impressionnante qui confine par moments à la grâce. Et la mort programmée de l’auteure à 4h48 constitue paradoxalement non pas une fin tragique, mais une délivrance longtemps espérée. Un spectacle “coup de poing” qui met merveilleusement en mots les blessures de l’âme !

Autre interprétation magistrale, celle de Norah Krief dans “La Fête des roses” (3). Même si là, on ne saurait parler de “seul en scène” puisque la comédienne partage ici la scène avec deux remarquables musiciens qui font bien plus que l’accompagner : le bassiste Dyan Korolic et le flûtiste Rishab Prasanna, jeune maître de la musique hindoustanie. La musique occupe une place d’importance dans ce spectacle et les solos de Prasanna sont tout simplement merveilleux! Avec “La Fête des roses”, le metteur en scène Sylvain Maurice a adapté et resserré la pièce de Heinrich von Kleist “Penthésilée” autour de la figure éponyme de la reine des Amazones.

Norah Krief, véritable “actrice-phénomène”, s’y montre une formidable conteuse, de la lignée de ces rares actrices qui nous séduiraient même en lisant le bottin (s’il existe encore…). Son naturel comique, son élocution aussi parfaite que nuancée nous font savourer chacune de ses paroles, de ses mimiques. La comédienne réussit l’exploit de nous passionner avec ce passage plutôt complexe de “L’Iliade”, batailles incluses. Dans une adresse complice au public, juchée sur une petite estrade, avec un pupitre pour tout accessoire, elle est la récitante espiègle de cette tragédie antique pour, petit à petit, glisser dans les rôles des divers personnages de la narration (Achille, Ulysse, Prothoé… ), puis incarner pleinement l’héroïne du récit. Et c’est en tragédienne absolue qu’elle achève l’histoire de cet amour de Penthésilée pour Achille rendu impossible par la loi des Amazones. On applaudit des deux mains !

L’ex-pensionnaire de la Comédie-Française Elliot Jenicot, quant à lui, fit merveille dans “Le facteur Cheval ou le rêve d’un fou”, même si là encore on ne saurait parler de “seul en scène” puisque le comédien est accompagné de la présence – muette  –  de l’artiste plasticien Philippe Doutrelepont, interprétant un voisin et ami ou élaborant une construction  de bois, évocation lointaine du fantastique labeur de Cheval. Le spectacle est une adaptation du roman de Nadine Monfils “Le rêve d’un fou” (Fleuve Editions, 2019) où s’entremêlent vérité biographique et fiction dans une histoire profondément touchante. Facteur de profession, d’où son surnom, Ferdinand Cheval (1836-1924) passa 33 ans de sa vie à construire dans son jardin de Hauterives, dans la Drôme provençale, une sorte de palais extraordinaire en pierres. Et c’est seul, avec quelques outils et sa brouette, allant par les chemins ramasser des pierres, que cet artiste autodidacte réalisa un monument totalement insolite, l’œuvre de sa vie, y enfouissant blessures et chagrins. “C’est l’histoire d’un homme qui ne savait pas dire je t’aime… et qui l’a dit avec des pierres.” résume Nadine Monfils. Dans une langue pleine de poésie qui sent bon la garrigue et les cigales, Elliot Jenicot ressuscite pour notre plus grand bonheur la légende du facteur Cheval. Il y est bouleversant d’humanité et éveille en nous, le spectacle aussitôt achevé, une envie folle de se précipiter à Hauterives (re)découvrir ce rêve fou.

La suite demain…

Isabelle Fauvel

(1) “Amazônia” jusqu’au 30/11/2022 au Palais des Papes et “Infiniment, Maria Casarès, Gérard Philipe – une évocation”  jusqu’au 30/04/2023 à la Maison Jean Vilar.

(2)  Reprise “Joséphine Baker, un pli pour vous” au Théâtre de la Contrescarpe les 16, 23 & 30/10/2022 ainsi qu’en province : https://www.pierrette-dupoyet.com/calendrier_2022.php

(3) En tournée en France en 2023-24

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Une réponse à Festival d’Avignon, coups de cœur 2022

  1. P.Pannier dit :

    Merci Isabelle Fauvel de ces choix argumentés, ça fait plaisir. Bien à vous

Les commentaires sont fermés.