Festival d’Avignon, coups de cœur 2022 (suite)

C’est à un exercice périlleux que s’est livrée Anne Consigny en portant à elle seule l’adaptation, la mise en scène et l’interprétation du roman mythique de Marguerite Duras “Un Barrage contre le Pacifique” (1950). Gageure merveilleusement réussie ! Pour mémoire, ce récit d’inspiration autobiographique relate la vie d’une veuve et de ses deux enfants, Joseph et Suzanne (20 et 16 ans), dans le sud de l’Indochine française dans les années 30. Propriétaire d’une concession incultivable, la mère tente désespérément de construire un barrage contre le Pacifique, qui inonde régulièrement ses terres, et sombre peu à peu dans la folie. Dans une jolie robe évasée rouge et blanche à motifs qui lui sied à ravir, après avoir envoyé balader son grand chapeau de paille et ses souliers, et avec un escabeau pour tout décor, l’actrice habite de sa grâce juvénile et virevoltante l’entièreté du plateau. Elle est tout à la fois la mère, Suzanne, Joseph et M. Jo, ce riche Chinois qui n’est pas sans annoncer celui de “L’Amant” (1984). Silhouette gracile, timbre délicat, elle les interprète avec une infinie subtilité et, à travers le portrait de la mère, rend un émouvant hommage à toutes ces battantes brisées par la vie. Magnifique !
En dehors de ces “seuls en scène” (4), l’édition 2022 du Festival d’Avignon fut source de nombreuses joies artistiques sur lesquelles nous espérons pouvoir revenir très prochainement dès la reprise des spectacles. À souligner le dernier opus du groupe musical Chanson plus bifluorée, “Au revoir et merci !”, qui fait par là ses adieux à la scène après 30 ans d’une glorieuse carrière. Les trois pitres n’ont rien perdu de leur talent, swinguant dans une joie et une bonne humeur contagieuses, et le “shaker à chansons ” fait toujours aussi merveilleusement  recette ! Dans un autre genre, “Embrasse-les tous”, un chassé-croisé amoureux musical échafaudé sur les chansons de Brassens, est un spectacle frais, enlevé et bon enfant qui saura séduire le jeune public. Hélène, Félicien, Marinette et Jules ont décidément “des petits gueules bien sympathiques” et leur marivaudage  est bien touchant!

Arrêtons-nous quelques instants sur deux spectacles dont nous espérons reparler bientôt. Le premier, “La Chambre des merveilles” (5) de Jean-Philippe Daguerre, est une adaptation du best-seller de Julien Sandrel (éditions Calmann-Lévy, 2018 ). Louis, un adolescent, se fait renverser par un camion et sombre dans un profond coma. Sa mère, effondrée, découvre alors que son fils possédait un carnet dans lequel il notait toutes les “merveilles” qu’il rêvait d’accomplir un jour. Dans l’espoir de le ramener à la vie, elle décide de les réaliser et de les lui raconter une à une. Elle part ainsi se faire tatouer au Japon, apprend à jouer au foot, chante sur scène avec Cali… Le temps lui est compté et elle doit faire vite.  Pour l’aider dans son entreprise, tout le monde  s’y met : la grand-mère, l’entraîneur de foot, une jeune infirmière… Jean-Philippe Daguerre, qui signe aussi la mise en scène, nous offre là un spectacle réjouissant et d’une belle sensibilité. C’est la gorge serrée que nous assistons aux exploits accomplis par Thelma. Et pour celles et ceux qui n’ont pas lu le roman, le suspense est presque insoutenable ! Une belle leçon d’amour portée par une distribution impeccable avec une mention toute particulière au jeune Théophile Baquet, interprète de Louis. Bon sang ne saurait mentir… Fils de l’acteur Grégori Baquet, neveu de la chanteuse Anne Baquet et petit-fils de l’inclassable fantaisiste Maurice Baquet, comédien, violoncelliste, alpiniste et champion de ski, il a, à n’en pas douter, le talent en héritage.

“Alceste, pour des siècles et des siècles. Amen”, tel est le leitmotiv du très beau spectacle d’Anne Delbée “Alceste ou l’acteur fou” (6). Mais c’est, en réalité, “Le Théâtre, pour des siècles et des siècles. Amen” que nous entendons. Écrit au cœur de la pandémie, alors que les théâtres avaient brusquement fait silence, ce texte est un cri d’amour à l’art théâtral. “Le Théâtre à l’image de l’humanité avait perdu son rire, la palpitation de ses larmes, l’emballement de son cœur, le battement de ses pieds, le claquement de ses mains et surtout le scintillement des poètes.” déplore Anne Delbée, nous rappelant le besoin vital que nous avons de lui. Et qui mieux que Molière pour incarner cet art invincible ? Le grand Molière, dramaturge, comédien et chef de troupe, n’abdiquant jamais devant les difficultés, luttant jusqu’à son dernier souffle, quitte à mourir sur scène ? Le théâtre dans le théâtre…

Après une représentation du “Misanthrope”, Captain (Valentin Fruitier), le metteur en scène et interprète d’Alceste, et Isidore (Emmanuel Barrouyer), alias Philinte, s’attardent sur le plateau à discuter de leurs rôles, des difficultés  de la pièce, de leur fascination pour Célimène, personnage central selon eux à travers lequel Molière, précurseur,  a su rendre hommage à la femme…  Au fil de cette nuit où, aux côtés du fantôme de Molière, sont convoqués ceux de Rimbaud, Rostand et autres poètes, les deux acteurs tentent de percer le mystère du théâtre. “Le Théâtre, le seul désert où l’on ait la liberté. Tu vois, quand on joue, c’est parfois comme lorsqu’on rêve, tout devient possible.” fait dire Anne Delbée à l’un de ses personnages. Son texte est d’une intelligence et d’une richesse remarquables. Sur un plateau quasi nu où seul trône, magistral, le fauteuil de Molière, les deux comédiens se montrent complémentaires dans une belle complicité de jeu. Acteur caméléon par excellence, Emmanuel Barrouyer y habite la scène de son incroyable présence avec ici une élégance des plus  androgynes qui fait merveille. Brillant !
Nous conclurons ces coups de cœur en paraphrasant  Anne Delbée. A travers ces spectacles, Dionysos, le dieu du théâtre, nous dit une fois de plus que nous sommes vivants et que cela doit se fêter. Alors, tous au théâtre !

Isabelle Fauvel

(4)  « Romance », évoqué dans un précédent article   se jouera le 24/01/2023 au Jardin de Verre de Cholet (49) et les 28 & 29/03/ 2023 à Onyx / Saint-Herblain (44 )

(5) Reprise de  “La Chambre des merveilles” au Théâtre des Variétés à partir du 30/01/2023.

(6) Tournée en cours d’élaboration: https://www.passageprod.com/nos-spectacles-en-production/alceste-ou-l-acteur-fou/

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3 réponses à Festival d’Avignon, coups de cœur 2022 (suite)

  1. Philippe Pannier dit :

    Un grand merci de vos coups de coeur !

    • Isabelle Fauvel dit :

      Je vous en prie. N’hésitez pas à aller découvrir ces spectacles si vous en avez la possibilité. Bien cordialement, Isabelle Fauvel

  2. Marie-Hélène Fauveau dit :

    Partager ses coups de coeur, c’est risquer de faire battre le coeur des autres…
    Merci

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