Rhétorique fermentée

Soit un yaourt. Il y a beau temps que la yaourtière a disparu des listes de mariage, déserté les cadeaux de Fête des mères. La ménagère a abandonné la fabrication de la chose aux sociétés laitières. Le décret n°63-695 du 10 juillet 1963 dispose : « La dénomination yaourt ou yoghourt est réservée au lait fermenté obtenu, selon les usages loyaux et constants, par le développement des seules bactéries lactico bulgaricus et streptococcus thermophilus, qui doivent être ensemencées simultanément et se trouver vivantes dans le produit mis en vente ». Il sera postérieurement précisé qu’un pot doit contenir au moins dix millions de bactéries par gramme. Par conséquent, le skyr, présenté comme un «yaourt islandais», à base de lait pasteurisé et de ferments lactiques constitue un abus de langage. Un usage constant consacre l’appellation yaourt à la recette de base, le terme yoghourt désignant, lui, la spécialité dite «à la grecque», enrichie en crème, donc plus grasse.
Si le qualificatif «nature» prohibe tout additif, la dénomination yaourt ne les exclue pas. Substance restée très simple, elle accueille volontiers les visiteurs. Arômes, colorants, additifs divers peuvent s’y introduire, faisant entrer, en même temps, le client dans la fantasmagorie. Les revues spécialisées se font un plaisir de publier des enquêtes centrées sur les yaourts aux fruits sans fruits, ou il apparaît que, la plupart du temps, leur présence est fantomatique, sous forme de saveur synthétique, accompagnant l’équivalent de trois morceaux de sucre. Démarche résolument lucide, n’ayant qu’un faible impact sur les ventes. Au reste, un yaourt aux fraises affichant une teneur en fruits de 8%, concentration estimée fort honorable, ne contiendrait-il que l’équivalent d’une demi-gariguette par pot.
Rien ne ressemblant davantage à un yaourt qu’un autre yaourt, les commerçants doivent consacrer une grande part de leur génie créateur à sortir celui qu’ils mettent en rayons de la banalité.

Première astuce, un packaging signifiant. Le mieux dans le genre, une paysanne empruntée à Vermeer, pour bien montrer la remontée vers l’authenticité. Le yaourt «à l’ancienne» partage avec la blanquette de veau le privilège de cette appellation.
Un cran au dessus, l’approche culturelle : saveur originelle, légèrement aigre, le yaourt «goût bulgare». L’exotisme Mitteleuropa. Nécessite que l’acheteur ait entendu parler de la Bulgarie, même s’il ne la place pas exactement sur le planisphère, comme berceau du yaourt. Sous administration ottomane jusqu’en 1878, le pays a tiré cette dénomination du turc yogumak, épaissir. Justement, c’est le jeune Stramen Grigonov, chercheur bulgare, qui a identifié, en 1905, l’un des agents de la fermentation, dénommé par la suite lactobacillus bulgaris.

Le fin du fin, sortir le yaourt de la trivialité crémière pour le hisser dans une dimension supérieure, le monde de l’alicament. Alicament, mot valise, belle création marketing, associant aliment et médicament. Le concept ouvre à toutes les audaces. Avec un fondement des plus solides. Dans les années 1920, la préparation n’était-elle pas vendue en pharmacie ? Élie Metchnikoff, prix Nobel de physiologie en 1908, n’attribuait-il pas au yaourt l’exceptionnelle longévité des paysans du Caucase ? Avec l’onction de l’Institut Pasteur. D’aucuns rappellent que François 1er aurait été guéri d’embarras digestifs par un médecin turc, envoyé à son chevet par Soliman le Magnifique. Son remède, resté secret, était, à n’en pas douter, du yaourt. Celui-ci est donc porteur de bienfaits pour notre corps. Déjà plus une denrée, presque une thérapie. Diététiquement plus que correct. Pour peu qu’il soit dopé par des milliards de lactobacillus casei DN 114001, il devient le yaourt «immuno-actif», la star des probiotiques, la nouvelle potion magique.

Une firme des plus renommées s’était lancée à fond dans le créneau. Elle avait troussé dix propositions choc pour vanter sa création. La com’ balayait large : prévention du cancer colique, des diarrhées, des maladies inflammatoires, diminution de l’intolérance au lactose, bref, souveraine pour les pathologies des boyaux. On aurait pu ajouter garantie sans gluten et dépourvue d’huile de palme. Hélas pour la poésie, dès que l’on s’approche de la médecine, se multiplient les tracasseries concernant la publicité. Sous le prétexte d’absence de dossier scientifique probant, l’administration compétente a seulement autorisé «participe à renforcer les défenses de l’organisme», message infiniment moins porteur.

De nos jours, l’industriel s’adressant aux individus persuadés de pouvoir agir, par leurs préférences nutritionnelles, sur leur bien être, doit s’emberlificoter de précautions sémantiques. Les spécialistes parlent non de «caractéristiques» mais d’«allégations». Celles-ci constituent des exercices de style nécessitant de la subtilité. Messages à l’habileté rhétorique inversement proportionnelle au niveau de preuves disponibles. Suggérer plutôt qu’énoncer clairement. Mais comment sous entendre plus lorsque l’on est contraint de dire moins ? D’où ces phrases alambiquées, «participe au bon fonctionnement cardio vasculaire», «contribue à réduire la fatigue», «utile au maintien de la densité osseuse»…Le professionnel peut alors compter sur le conditionnement du consommateur pour établir un lien entre cette accroche et sa certitude de faire le bon choix. L’allégation, pour que ça marche, il faut y croire.

C’est le moteur essentiel de toutes les religions comme de l’effet placebo.

 

Jean-Paul Demarez

 

Photo: ©PHB

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Une réponse à Rhétorique fermentée

  1. Bel article, marrant et instructif !
    Pour la conclusion, par contre, vous me semblez fort carburer au yaourt !

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