Un Menteur au charme irrésistible

La rentrée théâtrale ne pouvait se présenter sous de meilleurs auspices ! En ce mois de septembre, menteries et alexandrins font merveille sur la petite scène du Théâtre de Poche Montparnasse, Marion Bierry ayant eu la judicieuse idée de monter, avec le talent qu’on lui connaît, la dernière comédie baroque de Sieur Corneille, “Le Menteur” (1644). L’auteur, après ses chefs-d’œuvre tragiques (1), y renouait avec le genre comique, offrant aux spectateurs, selon ses propres termes, “quelque chose de plus enjoué qui ne servît qu’à les divertir”. Un pur divertissement donc avec un argument basé sur un beau et grand quiproquo ! S’ensuivent parties de cache-cache, badinage amoureux et mensonges en cascade, le tout servi par une troupe unie et talentueuse, à l’énergie débordante. Un régal !

De quoi s’agit-il au juste ? Dorante, jeune étudiant fraîchement débarqué de Poitiers, est résolu à profiter des plaisirs de la capitale. En compagnie de son valet Cliton, il rencontre aux Tuileries deux jeunes coquettes, Clarice et Lucrèce.  Pour les éblouir, il s’invente une brillante carrière militaire, ne lésinant pas sur ses exploits imaginaires en Allemagne. Un quiproquo lui ayant fait prendre Lucrèce pour Clarice, dont il est aussitôt tombé amoureux, s’ensuit un incroyable imbroglio mêlant tout à la fois les demoiselles, l’ami Alcippe et le père même de Dorante, Géronte. Faisant feu de tout bois, le jeune homme s’enferre dans un engrenage de mensonges, déclenchant d’irrésistibles malentendus.  Même son valet ne sait plus que croire ! Alors qu’il est sur le point de se faire prendre, le fieffé menteur s’en sort à chaque fois par une nouvelle pirouette. La pièce est immorale à souhait, laissant le soin à Cliton de conclure en ces termes : “Comme en sa propre fourbe un menteur s’embarrasse ! Peu sauraient comme lui s’en tirer avec grâce. Vous autres qui doutiez s’il en pourrait sortir, Par un si rare exemple apprenez à mentir”.

Ce jeu de dupes n’ayant pas d’âge, puisque aussi universel qu’intemporel -eh oui, les menteurs courent toujours et par tous les continents-, Marion Bierry a eu la très belle idée d’en mélanger subtilement les époques : de très beaux costumes Directoire (fin XVIIIe) signés Virginie Houdinière, des musiques de Strauss et Offenbach (XIXe), mais aussi une incursion au XXe siècle avec la chanson de Trenet “Revoir Paris”… Car de comédie classique, la pièce est également devenue théâtre musical, les comédiennes et comédiens n’hésitant pas à pousser joyeusement la chansonnette. La metteuse en scène et adaptatrice a également ajouté une autre dimension au spectacle en insérant, en introduction et en épilogue, des extraits de “La Suite du Menteur” (1645), offrant ainsi une mise en abyme parfaitement appropriée. Il faut reconnaître que la dame n’en est pas à ses premières armes cornéliennes (2) et que l’univers du Grand Corneille ne lui fait pas peur. Elle y nage apparemment comme un poisson dans l’eau.

Tout ceci est drôle et léger, divertissant à souhait, et merveilleusement maîtrisé. Car le tour de force de Marion Bierry est avant tout d’avoir réussi à mouvoir sa petite troupe sur ce plateau grand comme un mouchoir de poche. Les six personnages ne cessent de bouger et de déambuler, de s’éviter sans se croiser dans une savante scénographie qui force le respect. Ils se livrent à une véritable partie de cache-cache où le moindre faux pas entraînerait un télescopage des plus fatals ! Il est vrai que la metteuse en scène, véritable enfant de la Maison, a une connaissance intime des lieux et qu’elle est également aidée dans sa tâche par l’astucieux décor de Nicolas Sire : six pans articulés et amovibles, avec portes et fenestrons, modulent le plateau tandis que de petites estrades permettent, elles, de jouer sur la hauteur.

Saluons, pour finir, la troupe qui porte ce beau spectacle et manie avec un grand naturel et une technique irréprochable l’alexandrin. Avec, en tête de gondole, le jeune Alexandre Bierry. Ce menteur invétéré, par ailleurs vantard et inconsistant, pourrait s’avérer parfaitement détestable. Or, il n’en est rien. Au contraire, il nous est terriblement sympathique ! Son physique avantageux -un petit air de Jean-Claude Drouot qui n’est pas pour déplaire- et une honnêteté dans le mensonge lui font aussitôt gagner nos bonnes grâces. Son charisme n’a d’égal que sa vis comica. Le duo qu’il forme avec Benjamin Boyer, extrêmement efficace, n’est pas sans rappeler celui de Dom Juan-Sganarelle, le cynisme en moins.

Toute la troupe est au diapason : Brice Hillairet (Alcippe), Anne-Sophie Nallino (Clarice), Serge Noël (Géronte) et Mathilde Riey (Lucrèce). Grâce à eux tous, l’intrigue, au premier abord un peu complexe dans le quiproquo de départ -mais quelle bonne idée, indispensable sans doute, d’avoir choisi une brune et une blonde pour distinguer Clarice et Lucrèce-, nous arrive avec une belle limpidité.

Un spectacle rafraîchissant, incontournable en cette période de rentrée. Sans mentir !

 

Isabelle Fauvel

(1)  Successivement “Le Cid” (1637), “Horace” (1640), “Cinna” (1641) et “Polyeucte” (1642)
(2)  Marion Bierry a notamment mis en scène “Horace”, “L’Illusion comique” et “La Veuve” de Pierre Corneille

“Le Menteur” de Pierre Corneille au Théâtre de Poche Montparnasse, du mardi au samedi à 21h, dimanche à 15h. Adaptation et mise en scène de Marion Bierry, avec Alexandre Bierry (Dorante), Benjamin Boyer ou Thierry Lavat (Cliton), Brice Hillairet (Alcippe), Anne-Sophie Nallino (Clarice), Serge Noël (Géronte) et Mathilde Riey (Lucrèce)

Photo: ©Pascal Gely
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2 réponses à Un Menteur au charme irrésistible

  1. Jean-Loup Martin dit :

    Merci pour votre bel article. Permettez-moi de préciser que Pierre Corneille a trouvé son sujet dans « La Vérité suspecte » de Juan Ruiz de Alarcon, écrivain espagnol (1581-1639), dont il a même « recopié » des phrases entières et même des tirades entières, tout en faisant paradoxalement une œuvre profondément originale. Pour autant Corneille n’est pas un simple plagiaire, pas plus qu’il ne l’avait été avec « Le Cid » quand il s’inspira des « Enfances du Cid » de Guillen de Castro ou Racine dont « Phèdre » reprend des phrases de « Hippolyte » de Sénèque ou La Fontaine avec ses « Fables » souvent inspirées de celles d’Ésope. Les grands écrivains du grand siècle ont fait leur miel des écrivains du passé mais ont créé leur œuvre propre, profondément originale

    • Philippe PERSON dit :

      Pas d’accord sur le plagiat… J’ai moi même été victime de plagiats, ce qui m’a pourri la vie et dégoûté de continuer dans la voie que j’avais choisie…
      Mais le sujet est pipé : on me dit exactement ce que vous dîtes… Le « génie » qui m’a pompé a fait un grand film… Le « mien » qui n’a pu être tourné aurait pu aussi être pas mal… puisque c’est le même scénario… Osé-je répondre…
      Certains ont l’audace de me dire que j’aurais dû aussi tourner mon film… Et là, évidemment, c’est moi qui aurait été accusé de plagiat !!!

      Que Truffaut ait copié et recopié Fernand Deligny pour ses 400 coups et l’Enfant sauvage par exemple me gêne beaucoup. Surtout qu’on a tous les éléments en main désormais et que l’on sait, par exemple, que c’est Deligny qui a corrigé la fin du film qu est très belle…
      J’ai vu aussi des films américains indépendants datant des années 1950 qui annoncent A bout de Souffle…
      Pour moi, les « chefs d’oeuvre » de la dite « Nouvelle Vague » en prennent un coup.

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