Anna ou la sculpture voyageuse

Serait-on en train de redécouvrir Anna Quinquaud, fille de la Creuse et sculptrice célèbre depuis les années 30, mais dernièrement quelque peu oubliée bien que ses œuvres soient visibles un peu partout ? Pionnière entre les pionnières, elle était bien présente lors de l’exposition remarquée du Musée du Luxembourg intitulée «Pionnières», qui s’est déroulée du 2 mars au 10 juillet cette année. Et voilà qu’on lui consacre un beau livre auquel Les Ardents Éditeurs de Limoges ont donné un format original (23,5 sur 16,5 cm), et ordonné le texte autour de six cahiers de photographies très diverses, famille, œuvres, voyages, demeures. Le livre s’ouvre page 4 sur la statue sur socle du visage délicat et rosé d’une petite fille au chignon avec cette légende : «Portrait de Marie-Benoîte, 1954, pierre rose de Séfrou, près de Meknès, Maroc. Coll. part.» L’avant-propos, très personnel, de l’auteure Marie-Josèphe Conchon nous révèle le mystère : «Anna Quinquaud (1890-1984) était une amie de mes parents. Je la vois encore à Casablanca lors de son séjour en 1954, sculpter le visage de ma plus jeune sœur enfant.» 

La statuette est restée dans la famille, et constitue le fil d’Ariane de ces longues recherches et multiples hasards ayant entraîné la grande sœur dans son entreprise de réhabilitation. Ainsi Noëlle Bennett, la nièce d’Anna, lui a ouvert les archives familiales, et les archives nationales de Pierrefitte-sur-Seine conservant les dossiers des commandes de l’État aux artistes, elle a pu reconstituer, projet après projet, commande après commande, le parcours fouillé à la fois d’Anna et de sa mère Thérèse, accomplissant ce qu’on appelle «un livre de référence».

Le livre nous raconte d’abord l’odyssée de cette autre pionnière Thérèse parce que le destin de la mère et de la fille sont étroitement liés. Le fils et petit-fils prodige de paysans creusois Charles Quinquaud, devenu un illustre professeur de médecine, épouse en 1884, à 43 ans, la jeune artiste de 24 ans Thérèse Caillaux, fréquentant le même atelier que Camille Claudel. Et oui, Thérèse a bien pour cousin germain cet éminent politique Joseph Caillaux, dont la femme tuera d’un coup de révolver le directeur du Figaro Gaston Calmette le 14 mars 1914, parce qu’elle ne supportait pas la campagne de «diffamation» entreprise par le journal contre son mari. Or Charles meurt brutalement de maladie en janvier 1994, laissant une femme artiste et quatre enfants (deux sont morts). Les vingt-cinq années suivantes seront pour la mère une course hallucinante à la commande, une poursuite éperdue des inspecteurs des Beaux-Arts, avec l’appui incessant du cousin Caillaux. Deux points d’attache souderont la famille : la villa d’Arcueil avec atelier et le fief creusois du père disparu à Lafat. C’est là que la mère initiera sa fille à son art dès son adolescente en lui faisant pétrir la terre et l’argile.

La fille se lancera sur les traces de la mère, pionnière sur pionnière, fréquentant l’atelier de Blanche Laurent et partant comme sa mère à l’assaut des salons. Dès 1911, Anna participe au Salon des Artistes français (17 fois jusqu’en 1936) et à l’Union des femmes peintres et sculpteurs (12 fois jusqu’en 1956). Autrement dit, il faut pour les femmes se serrer les coudes ! On imagine la misogynie ambiante… Viendra la guerre de 14-18 pendant laquelle la jeune sculptrice s’engagera dans la Croix Rouge, comme bien des femmes de la bonne bourgeoisie de l’époque. Ensuite, assaut sur l’École des Beaux-Arts, résumé par deux photos étonnantes: photo de mai 1919 dans la cour de la rue Bonaparte entourée de 9 camarades femmes en blouse, et photo entourée de 8 hommes, ses camarades de la promotion 1924. Dans la foulée, elle se représente au concours du prix de Rome avec la villa Médicis à l’horizon. Le thème est la fable de La Fontaine «La mort du bûcheron», et la statue d’Anna, d’un réalisme affolant, lui vaut le second prix. Comme elle n’est pas à un salon près, elle participe au «Salon de la Société coloniale des artistes français», où elle remporte un prix et la gratuité du passage Paris-Dakar en train et bateau. Après avoir hésité à dire adieu à ses rêves romains, elle s’embarque pour un premier voyage qui va changer sa vie et lui permettre de trouver son style.

Ce premier grand voyage va durer sept mois, car la voyageuse remet sans cesse son retour. Elle en fera le récit en mars 1927 dans Lectures pour tous, Revue universelle illustrée, sous le titre «Mes souvenirs de sculpteurs de nègres au cœur de l’Afrique». Le terme est d’époque bien sûr car nous sommes en pleine période coloniale, mais l’artiste n’est qu’émerveillement pour «cette vision de vie antique, de calme et d’insouciance». Train jusqu’à Bamako, voiture jusqu’à Mopti, à 600 km, près de la source du Niger. Un fétiche en bois noir, un cadeau, nous dit Marie-Jo Conchon, l’incite à méditer sur l’unité de style de l’Art africain, comme Picasso, Matisse ou Derain :  «Des pays et des époques toutes différentes ont produit toujours le même cubisme et la même recherche architecturale des formes.» Puis trois mois sur le Niger pour voir «Tombouctou la mystérieuse», Niafunké, Djenné.

Le second voyage d’Anna sera consacré à la Guinée, et le troisième cahier iconographique du livre témoigne de l’aboutissement artistique de l’artiste à la suite de ces deux voyages. Ainsi la femme du Fouta Djallon (grès, couverture du livre) sera incluse dans «l’exposition époustouflante» de mars 1931, intitulée «Les Foulahs du Fouta Djallon» : une cinquantaine de sculptures et une centaine de dessins et croquis sont présentés à la galerie Charpentier, 76 rue du Faubourg Saint-Honoré. Galerie Charpentier, Exposition Coloniale de mai 31 naturellement («Ne visitez pas l’Exposition Coloniale !» lanceront les Surréalistes), couverture de l’Illustration aux 300 000 exemplaires, Anna explose et expose partout. Un certain Prix de Madagascar lui inspire son troisième grand voyage : Canal de Suez, Musée du Caire, Djibouti, Addis-Abeba «la fleur nouvelle», Madagascar où elle s’est engagée à enseigner. «En novembre 1932, nous raconte Marie-Jo, elle avait embarqué à Marseille avec un objectif bien précis : «Voir avec des yeux ouverts, pour réagir contre les préjugés et les idées toutes faites.» Ce qu’elle fera pendant plus d’un an, accumulant les œuvres, croisant sans cesse la route d’Henri de Monfreid, et rentrera à Paris avec ses 18 caisses pour préparer une nouvelle exposition à la galerie Charpentier de quelque 150 sculptures, peintures et dessins, baptisée «Mer Rouge et Ile rouge», programmée du 2 au 17 juin 1934.

Peu après, bien arrimée dans son atelier du 26 rue des Plantes, Anna reçoit de prestigieuses commandes d’État, même s’il lui est toujours difficile de gagner son pain, comme sa mère autrefois, et bien que les femmes artistes et voyageuses se soient multipliées : en 1937, «Femme Maure ou Femme à la chandora» haute de 2 mètres 40, qui se dresse toujours de toute sa splendeur de pierre sur le parvis du Musée d’Art Moderne de Paris (côté tour Eiffel) ; bas-relief «Indochine» au Trocadéro, au-dessus de la porte gauche de l’actuelle Cité de l’Architecture. Plus tard, en 1950, elle recevra la commande des bas-reliefs de la Maison de la France d’outre-Mer à la Cité Universitaire. En 1954, elle sera sollicitée pour exécuter une Vierge à l’enfant assise de deux mètres de haut en pierre claire pour l’église du Sacré-Cœur à Casablanca, œuvre sidérante préfigurant un changement de style.

D’ailleurs Noëlle Bennett la nièce d’Anna confiera à l’autrice que sa tante, dans les années 60, aimait à répéter «Je change de style». Et Marie-Jo Conchon en vaut pour preuve ce plâtre patiné de 1961 nommé «Rythme», d’allure brancusienne, reprise d’une très ancienne sculpture de 1921, exposé au Musée Rodin (photo page 205).

Lise Bloch-Morhange

Photo (1) « Aoua », page 126, Photo (2) « Notre Dame du Maghreb » page 203 ©Marie -Josèphe CONCHON

– «Thérèse et Anna Quinquaud, la sculpture en partage», Marie-Josèphe Conchon, Les Ardents Éditeurs, 2022.
– Exposition du 17 septembre au 18 novembre 2022 en partenariat avec Les Ardents Éditeurs. Infos pratiques: Musée de la Vallée de la Creuse 2 rue de la gare, 36270 Éguzon 02.54.47.47.75 museevalcreuse@wanadoo.fr
– Exposition à venir :11 décembre 2022-21 mai 2023. Artistes voyageuses, Palais Lumière Evian. Une quarantaine d’artistes et de photographes voyageuses dont Anna Quinquaud
Musée des Années 30, Boulogne-Billancourt, 3 œuvres dont «Nénégalley, fille du chef Pita» (ci-contre ©LBM)
– Musée des Beaux-Arts de Brest métropole, nombreuses œuvres et archives
Musée d’Art et d’Archéologie de Guéret. Nombreuses œuvres. La Fondation du Patrimoine a lancé une souscription pour leur restauration.

 

 

 

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4 réponses à Anna ou la sculpture voyageuse

  1. Catherine Boccaccio dit :

    Merci pour cette belle découverte !

  2. L’Histoire de l’Art officielle est pleine de vides et de trous !
    Cette heureuse découverte lui en bouche un coin !
    Merci !

  3. fardet dit :

    Passionnant, sur cette personnalité que je ne connaissais point… superbe
    Pascal

  4. gege dit :

    Intéressante histoire et rappel de bons souvenirs de Marie Josèphe…. Cordiales amitiés à elle.

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